Que retenir du premier film d’Alfred Hitchcock ? Kiyoshi Kurosawa a‑t-il trouvé dans l’érotisme la matrice de ses films fantastiques à venir ? Que nous raconte Le Signe du lion sur le cinéma d’Éric Rohmer ? Autant de questions auxquelles nos rédacteurs répondent en revenant sur quelques premiers longs ou courts de cinéastes célèbres, pour y trouver la trace de l’œuvre à venir.
Le Jardin du plaisir : Hitchcock primitif
Si l’on excepte Number Thirteen, film inachevé dont les rushes ont été perdus, Le Jardin du plaisir est le premier long-métrage d’Alfred Hitchcock. Mélodrame voyageant aux quatre coins du monde, ce premier essai reste méconnu, et pour cause : il ne constitue en aucun cas une pièce majeure de la filmographie du cinéaste. Une faiblesse qui en soi n’est pas dénuée d’intérêt, en cela qu’elle bat en brèche le mythe du génie immédiat et souverain, que l’on pourrait rattacher pour le septième art aux figures de Welles et de Godard. Pour autant, il existe une raison de s’attarder un peu sur ce Jardin, dont la première séquence, au fond déconnectée du récit (elle précède la mise en place d’un jeu de miroirs entre deux figures féminines opposées et d’un entremêlement d’affects et de liaisons), porte en germe nombre de motifs que le cinéaste explorera par la suite. Le premier plan, déjà : une ribambelle de danseuses dévale un escalier hélicoïdal, dont la forme en spirale pointe d’emblée une fascination que la scène suivante va entériner. Les danseuses se révèlent en effet de tout part cernées par des regards d’hommes qui les contrôlent ou les désirent, d’abord lors de leur arrivée sur scène, dans un plan large scindant le décor en deux et où, à gauche, dans les coulisses, des hommes observent la mise en place. Vient ensuite un champ-contrechamp où la vision frontale du spectacle laisse place à un travelling latéral dévoilant les regards réjouis et concupiscents d’hommes de la bonne société. L’un d’entre eux attire particulièrement la caméra ; on le voit réajuster son lorgnon puis, dans le plan suivant, des formes floues et dansantes s’agitent sous ses yeux, jusqu’à ce qu’il dégaine ses jumelles pour observer plus nettement les jambes des danseuses. Ce nouveau défilement de la caméra mène à une autre focalisation, cette fois sur l’une des jeunes femmes, cernée d’un iris reproduisant la forme de la lentille par laquelle elle est épiée. Tout Hitchcock est quelque part déjà là, dans la mise en scène dynamique d’un regard dont le trajet ne permet pas l’accès à une vérité (ici : une révélation amoureuse), mais participe davantage d’un fantasme plaqué sur un corps. Il n’est dans cette perspective pas anodin que l’action se situe dans un théâtre, le « Jardin du plaisir » du titre, décor récurrent de nombreux films du maître et temple par excellence de la facticité. Ce que confirme la chute de la séquence, où le spectateur lubrique approche la danseuse et tente laborieusement de la séduire. Lorsqu’il vante le charme produit par « une boucle de ses cheveux », qu’il tripote mielleusement, la jeune femme, moqueuse, arrache alors la fausse mèche qui pend à sa perruque. Moralité de l’affaire : le regard, à la lettre, déforme – les danseuses ne sont plus que des tâches mouvantes dans l’œil d’un vieillard et se voient réduites à un détail de leur anatomie (les jambes) ou à un accessoire de scène. Dommage que la suite du récit laisse en friche le potentiel de cette première séquence (l’une des rares se situant d’ailleurs dans le théâtre), mais ce prologue aux allures de court-métrage démontre que, même à un état primitif, le cinéma d’Hitchcock a tout de suite trouvé son cœur.
Josué Morel
Le Signe du lion d’Éric Rohmer : métaphysique urbaine
Face à la liste des titres qui composent sa riche et prolifique filmographie, on tend à oublier que les débuts d’Éric Rohmer derrière la caméra furent plutôt chaotiques. Pendant les années 1950, le critique des Cahiers du Cinéma réalise une série de courts-métrages avant de passer au long, en 1959, avec Le Signe du lion. Le film a pour héros Pierre, un musicien américain qui, au début de l’intrigue, semble gâté par la fortune (il apprend qu’il est l’un des deux légataires d’une tante richissime), avant de se voir déshérité et réduit à vivre sous les ponts de la capitale. Contrairement aux premiers essais de Claude Chabrol (Le Beau Serge), de Jean-Luc Godard (À bout de souffle) ou de François Truffaut (Les 400 coups), celui de Rohmer, qui met trois ans à trouver le chemin des salles, est un échec. Si après son éviction de la tête des Cahiers, en 1963, Rohmer réalise des documentaires pour la télévision et les deux premiers volets de ses Contes moraux (les courts La Boulangère de Monceau et La Carrière de Suzanne), ce n’est qu’en 1967 qu’il retrouve le chemin des salles avec La Collectionneuse, dont la diffusion modeste est contrebalancée par l’obtention de l’Ours d’argent au Festival de Berlin. Assurément, Le Signe du lion détonne un peu au sein de l’œuvre de Rohmer : tout comme pour Chabrol, dont les débuts ne préfigurent pas encore tout à fait le style qu’à terme le cinéaste forgera, le film témoigne avant tout du bouillonnement collectif de la Nouvelle Vague, et plus précisément de son désir de tourner dans des décors naturels. Sur ce point, Le Signe du lion est peut-être le film le plus radical du lot, tant il fait de Paris son personnage principal. On s’étonne parfois, en arpentant la capitale, que le cinéma français ait si peu (ou même pas du tout) filmé certaines rues, quartiers, parcs et travées, et c’est bien souvent à la Nouvelle Vague que l’on pense quand il s’agit de citer quelques contre-exemples. Un an avant la célèbre séquence d’À bout de souffle sur les Champs-Élysées, Rohmer filme ainsi le tumulte marchand de la rue Mouffetard, quand Pierre, en voie de clochardisation, cède à la faim et tente de dérober un paquet de biscuits sur un étalage dressé en face de l’église Saint-Médard.
Ce n’est pas un cas isolé : la place Saint-Germain-des-Prés, le pont des Arts, le saule pleureur du Vert-Galant, l’esplanade des Invalides ou l’Avenue de la Grande-Armée jalonnent ainsi l’itinéraire métaphysique de Pierre (plus que moral : il ne retiendra rien de sa mésaventure), intrinsèquement lié à la topographie parisienne. Il n’est dans cette perspective pas interdit de voir dans Le Signe du lion une sorte de négatif de Boudu sauvé des eaux de Renoir : non seulement la fin du film en constitue le strict envers, mais le parcours tumultueux de Pierre, qui le mène aux quatre coins de Paris, le ramène irrémédiablement à ce cœur qu’est la Seine, cette ligne à laquelle il ne peut s’arracher. Si Boudu s’affirmait comme une force née de l’eau, Pierre en est son esclave, le prisonnier d’un labyrinthe à ciel ouvert, comme en témoigne cette scène où la caméra se détache progressivement de l’Américain pour dévoiler sa geôle, Paris, figée dans une photographie. On peut mettre en parallèle cette prise de hauteur avec l’image fixe du cosmos sur laquelle s’achève le film, d’autant plus qu’elle précède dans le montage un coup du sort (la mort du cousin de Pierre, l’autre héritier) qui chamboule la trajectoire du héros et esquisse le chemin de son retour à une vie confortable. La ville apparaît dès lors comme une version miniature de l’univers, un entrelacs de passages et d’impasses où se jouent à la fois une histoire aussi triviale que peu montrée (la déchéance sociale d’un individu) et une danse avec le hasard. C’est là peut-être, dans cette mystique sublimant les déambulations d’un déraciné, que naissent les premiers feux des Nuits de la pleine lune et du Rayon vert, autres films dont les itinéraires sinueux guident personnages et spectateurs vers un vertige existentiel.
J. M.
Kandagawa Wars de Kiyoshi Kurosawa : à l’école de l’érotisme
Premier long-métrage de Kiyoshi Kurosawa, Kandagawa Wars a de quoi surprendre qui voudrait y retrouver les marottes habituelles du réalisateur de Cure et de Kaïro. Ici, pas de corps pathologique, ni de silhouette fantomatique : le film est un pinku eiga, la variante nipponne du cinéma d’exploitation érotique, qui durant son âge d’or commercial (de la fin des années 1960 au milieu des années 1980) a permis de révéler quelques grands talents (tels que Koji Wakamatsu ou Noboru Tanaka). Sorti en 1983, il s’agit cependant d’une version tardive et presque dégénérée du genre, où le scénario ressemble davantage à une compilation de scènes scabreuses égrenées sur un rythme métronomique et multipliant à outrance les combinaisons sexuelles (onanisme, orgie, saphisme et même inceste). L’histoire se concentre sur les aventures d’Asako et Masami, deux femmes qui surprennent un soir leur voisin d’en face, un jeune bachelier, en train de faire l’amour avec sa mère, et décident de mettre fin à cette relation contre-nature. Cinéphile aguerri, encore marqué par les cours du critique d’inspiration structuraliste Shigehiko Hasumi (l’importateur de la French Theory au Japon), Kurosawa redouble ce canevas de références cinéphiles : l’espionnage du voisin, réalisé à l’aide d’un télescope, ressemble à décalque parodique de Fenêtre sur cour, tandis que les deux jeunes femmes disent s’inspirer de La Rivière rouge de Hawks lorsqu’elles élaborent le plan de leur expédition punitive. Ce goût de la citation tombe parfois dans de petits jeux pédants, notamment lors des ébats entre le bachelier et sa mère, filmés devant un mur recouvert de feuilles blanches arborant toutes des titres de classiques (ceux de Ford ou de Godard) ou des concepts philosophiques (le fameux « rhizome » de Deleuze et Guattari).
En parallèle, Kurosawa élabore plusieurs stratégies de mise en scène témoignant de ses tâtonnements de jeune cinéaste. Le réalisateur paie ainsi son dû à la Nouvelle vague française quand il filme ses héroïnes comme Anne Wiazemsky dans La Chinoise, mais aussi lorsqu’il laisse la part belle à l’improvisation – quitte à ce que surnage un sentiment de grand n’importe quoi, imputable aussi à l’emploi d’acteurs non-professionnels et aux moyens très limités de la production (ce qui préfigure le burlesque bizarre de Licence to Live). Quelques compositions plastiques, soignées et inquiétantes, dessinent par ailleurs un lien vers ses futurs films fantastiques, notamment cette séquence de fellation où le visage du protagoniste masculin semble s’enfoncer dans une ombre épaisse, préfigurant sur le mode érotique les apparitions terrifiantes de l’ermite fasciste de Charisma. Mais la voie de son œuvre future semble se décider encore plus nettement lorsqu’il prend en charge la question de la jouissance, filmée à la manière d’une force qui déborde le cadre à l’occasion d’au moins trois scènes : 1) après avoir couché avec son petit-ami, Asako avoue en voix-off qu’elle n’a pas ressenti de plaisir, tandis qu’une ligne noire l’isole et l’enferme à l’intérieur du cadre ; 2) lorsqu’elle renoue plus tard avec l’orgasme en se masturbant, son visage dépasse une droite dessinée au sol jusqu’à l’occulter partiellement ; 3) enfin, quand elle réussit à faire l’amour avec le bachelier, son plaisir est tel qu’elle le fait chuter de la crête d’un immeuble, avant de plonger à son tour dans le vide. Avant de filmer des fantômes ou des magnétiseurs, Kurosawa semble avoir trouvé dans la mise en scène du plaisir sexuel la question qui innerve tout son cinéma : la rencontre entre un phénomène insaisissable et des dispositifs formels (ici, la ligne) afin d’en dessiner les contours.
Thomas Grignon
Je, tu, il, elle de Chantal Akerman : Moi, toi, nous
Dès son premier long-métrage, Chantal Akerman met en avant la thématique de la solitude, qui sera récurrente dans la suite de son œuvre. D’abord, il y a ce titre mystérieux : Je, tu, il, elle. Les quatre personnes du singulier, féminin inclus, sont déclinées dans une égalité horizontale où nul n’a l’ascendant sur l’autre. D’une certaine manière, leur juxtaposition révèle un rapport au monde (et plus généralement à l’altérité), que le film va s’attacher à décomposer. Tout commence par « je » : Chantal Akerman se filme seule, chez elle, face à sa caméra. Ce dispositif repose sur une économie de longs plans fixes silencieux, en noir et blanc, préfigurant ce que la réalisatrice approfondira dans Jeanne Dielman. La lenteur de la mise en scène dévoile un corps dans toute son intimité, celui d’une jeune fille qui ne cesse de se gaver nonchalamment de cuillères pleines de sucre. Comme souvent chez Akerman, manger sert de palliatif à la solitude, mais permet aussi de combler une pulsion sexuelle refoulée. Ce désir n’arrive pas à s’épanouir parce qu’il est étouffé par la domination masculine, incarnée par un camionneur (Niels Arestrup), première altérité que « je » rencontre et dont elle éprouve douloureusement l’emprise. C’est en retrouvant une autre fille, dans une séquence de sexe silencieuse, que « je » découvre « elle », avec qui elle ne fera qu’un. Le film chemine ainsi de la solitude au partage, découvert grâce à un acte sexuel qui place les deux entités sur un pied d’égalité. Ce faisant, la trajectoire suivie par ce premier film propose une première issue à la grande question du cinéma d’Akerman : comment sortir de la solitude ?
Victor Touzé
The Pleasure of Being Robbed de Joshua Safdie : début d’une sauvage innocence
Avec son premier long métrage The Pleasure of Being Robbed, Joshua Safdie pose les jalons des films qu’il réalisera ensuite aux côtés de son frère Benny Safdie (ici crédité au montage). Son héroïne Éléonore (Eleonore Hendricks) inaugure en effet une lignée de personnages hors-la-loi errant dans un New York brut et tumultueux, saisi à travers le grain de la pellicule et le tremblement d’une caméra portée. La jeune femme a les mains sales des amants drogués de Mad Love in New York et se livre, comme l’antihéros de Good Time, au plaisir coupable du vol. Au même titre que le parieur Howard Ratner de Uncut Gems, elle agit moins par désir de posséder que pour assouvir sa soif de découverte : les sacs qu’elle subtilise sont pareils à des pochettes surprises, dont le contenu varie entre une portée de chatons et un livre de Nicolas Sarkozy. Elle porte sur le monde un regard d’enfant curieuse et émerveillée, s’arrêtant par exemple pour contempler les feuilles d’un arbuste. De cet âge, elle conserve également une forme cruelle d’innocence, n’hésitant pas à dérober le cadeau d’une petite fille ou à abandonner un chien à son propre sort, à la manière du père qui endormait ses fils à coup de somnifères dans Lenny and the Kids.
À ses côtés, tout devient la source d’un amusement joyeux, y compris les événements les plus sérieux, à l’instar de son arrestation par la police, qui finit par se transformer en sortie au zoo. Elle s’amuse ainsi d’être faite prisonnière comme lorsque, quelques scènes auparavant, un ami (Josh Safdie) l’enferme dans un drap. C’est qu’elle trouve chez ce jeune homme fantasque, qui met en place un système de poulies pour ne plus avoir à faire son lit et l’embarque dans une virée improvisée au volant d’une voiture volée, un partenaire de jeu idéal. Un fait rare au sein d’une communauté d’adultes plus prompte à la dénoncer qu’à jouer avec elle, dont témoigne la scène féroce où elle se fait menotter au milieu d’un jardin d’enfants après avoir fouillé un sac. Sous ses airs rieurs se cache en vérité une profonde et triste solitude, que le vol permet de conjurer en lui donnant accès à l’intimité des autres, à l’image de ce couple dont elle découvre le quotidien à l’intérieur d’un appareil photo. La course de l’héroïne, en retard à un rendez-vous, ainsi que ses gestes nerveux de cleptomane, annoncent le climat d’urgence fiévreuse dans lequel se dérouleront les œuvres à venir : semblable au papillon insaisissable évoqué dans la musique du générique de fin (« Pannonica » de Thelonious Monk), Éléonore fascine parce qu’elle échappe à la fixité d’un monde qui cherche à en étouffer la liberté, tout comme le feront ses héritiers.
Chloé Cavillier
Vincent de Tim Burton : vie et mort d’un enfant artiste
Vincent s’ouvre sur la silhouette d’un chat noir niché sur un mur de briques blanches ; il s’avance au son d’un air de flûte enfantin et mélancolique, jusqu’à atteindre une fenêtre. Derrière cette dernière se trouve le jeune Vincent, présenté au spectateur par la voix de l’acteur Vincent Price, qui raconte les névroses du petit garçon. Entrer dans la chambre de l’enfant, c’est ainsi pénétrer sa psychologie, mais aussi découvrir les obsessions cinéphiles du jeune Tim Burton, qui admirait enfant les films fantastiques de Roger Corman des années 1950, dont Price était la vedette. Le choix de cette voix solennelle n’est pas anodin : il permet de voir Vincent comme le portrait de l’artiste en enfant. Cette dimension quasiment autobiographique est renforcée lorsque Vincent se voit rappelé à l’ordre par sa mère, dont la tête est toujours gardée hors-cadre, de manière à souligner l’inadéquation entre le monde étouffant des adultes et celui des enfants burtoniens, où l’art a toute sa place. En racontant cette histoire de garçon écrasé par ses songes et ses frayeurs, Burton invente ici une direction artistique qu’il développera par la suite, comme ces personnages en stop motion aux formes archaïques qui inspireront ceux des Noces Funèbres et de Frankenweenie. Le film puise déjà son inspiration dans de multiples influences bientôt omniprésentes, notamment les décors difformes, au noir et blanc contrasté, de l’expressionnisme allemand. Le film se présente aussi comme un manifeste où apparaît un thème appelé à devenir récurrent dans l’œuvre de Tim Burton : mourir n’est qu’une manière de renaître sous une nouvelle apparence, à l’instar de la créature de Frankenstein ressuscitée. À la fin du film, dévoré par sa propre imagination, l’enfant croit ainsi devenir Edgar Allan Poe et récite Le Corbeau en guise de chant du cygne. Au moment même où Vincent meurt symboliquement, il devient donc un artiste pénétré par la voix du poète : dans un même élan, Vincent montre la mort d’un enfant et la naissance de Tim Burton comme artiste.
V. T.
Donnie Darko de Richard Kelly : diamant noir
Sorti aux États-Unis une poignée de semaines après le 11 Septembre et ramenant, par l’étrange hasard de la fiction, le spectre d’un crash d’avion dans un contexte de traumatisme national, Donnie Darko est un premier film maudit. Le culte qu’on lui a voué très tôt (dès sa sortie en DVD, à vrai dire) a intégré l’histoire de cet échec commercial à la légende du film, comme si ce coming of age movie très dark avait exigé d’être sacrifié en salles pour revivre éternellement à travers un processus infini de rééditions et de ressorties : la dernière en date, orchestrée par Carlotta, remonte à l’été dernier. Né dans un monde qu’il sait pourri et déclinant (l’histoire se situe symboliquement à la fin du deuxième mandat de Reagan), Donnie s’ennuie au lycée et se passionne pour des problèmes de geek (des histoires de voyage dans le temps). En ado introverti qui refuse de grandir, il s’est inventé un riche monde intérieur habité par un ami imaginaire dissimulé sous un masque de lapin, Frank. Celui-ci lui annonce la fin prochaine du monde, une thématique qui a largement contribué à la popularité du film, lui donnant une tonalité sombre qui tranche nettement avec la teen comedy de la fin des années 1990 (le premier American Pie est sorti en 1999) et s’écarte tout aussi franchement des productions d’Amblin entertainment, dont Richard Kelly (né en 1975) semble être l’héritier dark et critique – à l’opposé par exemple d’un J.J Abrams. Donnie Darko annonce ainsi un brusque changement de paradigme dans le cinéma de divertissement américain : l’ado américain ne sera plus jamais ce qu’il a été, il est hanté par des peurs nouvelles, comme celle de la fin du monde, que Donnie éprouve viscéralement, bien avant que n’apparaisse le concept de « collapsologie ».
Richard Kelly porte depuis une vingtaine d’années le poids de ce premier film qui a éclipsé les deux suivants. Au lieu de se faire une place dans l’industrie, il a organisé son suicide commercial (avec Southland Tales, sifflé à Cannes en 2006) avant de recoller les morceaux dans un film plus modeste, proche dans l’esprit de La Quatrième dimension et rejouant plus ou moins le drame de Donnie Darko à l’échelle d’une famille (The Box est aussi une histoire de sacrifice). À la fin des années 2000, on parlait encore de lui comme du « cinéaste américain le plus doué de sa génération ». Et puis, plus rien : une modeste carrière de producteur, des projets avortés (un film produit par Eli Roth, un thriller avec James Gandolfini), d’autres en suspens (un biopic du scénariste Rod Sterling) : Kelly semble ramené sans cesse à Donnie Darko, sur lequel il n’est pas avare de commentaires car il sait quel culte on lui voue aujourd’hui. Ce culte, on le comprend : rarement un film américain dédié à l’adolescence a dressé un portrait aussi intense de son personnage. Donnie n’a pas de copains de lycée, n’est pas un séducteur, est peu intéressé par l’idée de coucher avec fille (il préfère se masturber devant sa psy), sa principale obsession est de surmonter sa peur de la catastrophe en ouvrant une brèche dans le temps pour que la vie de ses proches continue, même si elle est médiocre. Les dernières images du film consacrent la réussite de ce projet modeste : dans une histoire alternative qui devient, selon la logique du film, la seule histoire possible, un avion s’est écrasé sur la maison de Donnie pour que ses parents et sa copine de lycée, Gretchen, échappent à la mort. On voit les secours s’affairer devant la maison des Darko, un gamin du voisinage dit à Gretchen que Donnie a été « écrabouillé par un réacteur d’avion ». Le spectateur a eu tout le temps du film pour prendre la mesure de ce sacrifice dérisoire, qui touche comme rarement la disparition d’un personnage peut le faire au cinéma. Il repasse devant cette maison comme devant un lieu connu, que film a su lui rendre familier. Comme Gretchen, il a envie de faire signe à Madame Darko, de lui sourire, de dire de Donnie : « Je l’ai connu. »
Jean-Sébastien Massart