Sortis entre les attentats du métro de Tokyo en 1995 et le bug de l’An 2000, les premiers grands films de Kiyoshi Kurosawa se sont fait l’écho des craintes suscitées par l’imminence du nouveau millénaire. C’est plus précisément avec Charisma, réalisé en 1998 et tout juste ressorti en version restaurée, que le réalisateur aborde de front le thème de l’apocalypse, en se refermant sur l’image saisissante (et sans cesse rejouée dans la suite de sa carrière) d’une mégapole en proie aux flammes. Au milieu d’une trilogie informelle composée de Cure (1997) et de Kaïro (2001), qui eux aussi annoncent la fin des temps, Charisma dépeint les préoccupations écologiques de la société japonaise : à travers l’histoire d’un arbre, le « Charisma », dont les toxines tuent tout l’écosystème environnant, le film met à nu l’éventualité d’une catastrophe environnementale de grande ampleur dont les êtres humains seraient les victimes impuissantes.
Jamais Kurosawa n’avait poussé aussi loin son désir de désorienter le spectateur, au travers d’une fiction toute en ruptures de ton visant à dessiner les linéaments d’un monde absurde et dénué de repères. La forêt où se déroule l’intégralité du récit s’apparente dans cette perspective à une sorte de Purgatoire dans lequel erre une bande de personnages improbables : Kiriyama, un ermite fasciste vivant dans un hôtel désaffecté, Jinbo et Chizuru, une biologiste et sa sœur prise de folie, et un groupuscule de forestiers véreux faisant appel à des tueurs à gages pour faire régner l’ordre. À cela s’ajoute l’étrange personnage principal, Goro Yabuike, un inspecteur mis au placard suite à la mort d’un député lors d’une prise d’otage qui a mal tourné. Démis de ses fonctions, le policier se perd dans la forêt jusqu’à rencontrer les différents protagonistes, dont il devient vite l’homme à tout faire. Il se dégage de cette trajectoire sinueuse une impression d’étrangeté qui participe à la fois de la fascination qu’exerce le film et de l’agacement que peut susciter par endroits son caractère opaque et impénétrable – le surgissement d’images insolites jusqu’au malaise y devenant comme une manière de figurer la folie ambiante.
Tout laisse à croire en effet que cette forêt appartient à un temps figé, à la suite d’une catastrophe qui reste inconnue, comme le mettent en évidence les immenses bâtiments en ruine qui constituent les uniques décors. Qu’il s’agisse de l’ancien sanatorium où réside Kiriyama ou de la bicoque des forestiers, l’écrasement de la perspective dans des plans frontaux, filmés au travers de trouées ménagées dans les murs et les fenêtres, enferme les personnages à l’intérieur d’un espace paradoxal, entre le dedans et le dehors, le présent et le passé. Hiératique sans être incohérent, le récit donne du fil à retordre quand le montage procède par ellipses successives qui fragmentent la chronologie : lorsqu’un personnage, encore inconnu au début du film, met le feu à la voiture dans laquelle s’est caché Yabuike, le craquement d’une allumette débouche sans transition sur l’embrasement complet du véhicule. À charge donc pour le spectateur de deviner la nature de ces images manquantes, comme lorsque Yabuike découvre le corps d’un pendu dans la forêt : l’espace d’une seconde, le spectateur suppose que l’inspecteur pourrait s’être suicidé, avant que n’apparaisse à nouveau son visage, hilare, face au cadavre.
Il n’est pas anodin qu’avant de voir le macchabée, Yabuike ait ingéré des champignons qui se révéleront vite être hallucinogènes. La mise en scène de Kurosawa vise en effet à rendre visible la perception altérée du personnage, afin d’explorer ses obsessions cachées. D’où la présence récurrente de plans oniriques qui s’apparentent à des visions subjectives : qu’il s’agisse d’un arbre ressemblant étrangement au champignon atomique d’Hiroshima ou de la silhouette fantomatique de Kiriyama dans la pénombre de sa chambre, Yabuike semble percevoir, avec plus d’acuité que les autres, que la mort règne autour de lui.
Naissance d’un héros
Le caractère para-fantastique du film doit beaucoup au talent de Kurosawa pour la poésie du macabre. Un simple gros plan sur le visage assombri de Kiriyama ou l’apparition soudaine de Chizuru sous la forme d’une ombre ressemblant à un yurei (ces fantômes japonais féminins célèbres depuis Ring de Hideo Nakata) suffisent à donner l’impression que les personnages sont d’ores et déjà promis à la mort. Pour donner corps à la fatalité qui s’abat sur les protagonistes, la mise en scène s’attache à restituer le principe de coalescence unissant chaque personnage à l’environnement, grâce notamment à des choix de cadrage cliniques donnant l’impression que les corps sont un prolongement direct du décor. Lorsque Yabuike écoute avec un stéthoscope la respiration du Charisma, un raccord dans l’axe confond sa silhouette longiligne avec celle de l’arbre, tandis qu’à l’arrière-plan, les lignes dessinées par les champs évoquent les ondes d’un sismographe. Même le corps de Yabuike, avec son port altier et ses cheveux en broussaille, ressemble de plus en plus à un arbre, comme si le personnage devenait progressivement un élément parmi d’autres de la forêt.
Kiriyama n’avait au fond pas tort de lancer à Yabuike, lors de leur dernière rencontre : « Charisma, c’est vous. » Derrière cette métamorphose symbolique du personnage réside peut-être la morale du film, dont la trajectoire pourrait se résumer aux postures adoptées par Yabuike dans la première puis la dernière scène : d’abord allongé et plongé dans un sommeil léthargique, il gagne une dignité nouvelle en se relevant pour incarner une forme de droiture morale. Lors de la prise d’otage ouvrant le film, Yabuike n’avait pas su réagir à temps pour neutraliser le terroriste, car il était animé du désir encore vague de sauver, sans heurts, le forcené et la victime. C’est le même dilemme que rejoue la concurrence entre le sauvetage du Charisma ou de la forêt toute entière, mais aussi la tentative de meurtre finale contre Jinbo, à l’issue de laquelle Yabuike portera le corps du criminel blessé à l’hôpital le plus proche, tout en ayant sauvé la jeune femme d’une mort certaine. Dégagé des impératifs de la morale collective autant que de l’individualisme autoritaire, le personnage se libère finalement de son traumatisme. Il accède ainsi, à la fin du film, à une compréhension plus authentique de lui-même et à la conscience que son intuition initiale, incomprise de ses supérieurs et qui a conduit à son exil forcé, était bel et bien la bonne : dans la nature, chaque être, quel qu’il soit, n’a pour seuls droits et devoirs que de survivre.