Comme dans les premiers plans de Kaïro, brouillés par des glitchs intempestifs, le dysfonctionnement est au cœur de Cure, le premier grand film de Kiyoshi Kurosawa. Qui s’attend à voir un whodunit a de quoi déchanter avec ce film qui vend la mèche au bout de dix minutes et abandonne vite la dynamique déductive, indice par indice, du polar traditionnel. Édité en Blu-ray chez Carlotta et MK2, il raconte l’enquête de l’inspecteur Takabe (Kōji Yakusho) sur une série de meurtres défiant la logique (des quidams sans lien tuent leurs proches selon le même modus operandi), avant de se concentrer sur la relation trouble que le flic noue avec Mamiya (Masato Hagiwara), un étudiant utilisant le magnétisme animal de Mesmer pour pousser son prochain au meurtre. Au sein de cette structure duelle, Kurosawa donne à voir le lent effondrement d’une société japonaise au bord du gouffre, où les refoulés violents de la frustration et du ressentiment s’infiltrent dans le cocon apparemment paisible des appartements tokyoïtes.
Dérèglements
L’enquête puis l’entretien avec Mamiya – inspiré par les échanges entre Henry Fonda et Tony Curtis dans L’Étrangleur de Boston de Richard Fleischer, le réalisateur préféré de Kurosawa – sont coupées par des séquences dont l’étrangeté vire parfois au comique (cf. un meurtre commis par un policier qui cache le corps dans un commissariat). Elles valent pour le contraste apporté avec la tonalité funèbre de l’ensemble. Cet art de la juxtaposition est sensible dès le pré-générique, où la présentation de Takabe et de son épouse Fumie (Anna Nakagawa) est interrompue par une scène sans rapport, où un salary man succombe au démon du meurtre. Lorsque ce dernier traverse un tunnel avant de commettre l’irréparable, un néon se met à grésiller, indiquant un dérèglement généralisé qui semble affecter le film lui-même : les rares (mais inoubliables) séquences-chocs, où surgissent des corps suppliciés, ont la durée d’un flash, trop courtes pour être comprises, mais suffisamment puissantes pour imprimer la rétine. En somme, quelque chose ne tourne pas rond – ou plutôt, ça n’arrête pas de tourner en rond : avant l’irruption soudaine de Mamiya, l’enquête traîne des pieds tandis que les protagonistes répètent inlassablement les mêmes actions (la reprise du plan d’ouverture au bout de 45 minutes laisse ainsi croire que le récit s’est rebooté). La folie de Fumie incarne cet état d’hystérie latente, visible à travers sa routine absurde (elle sert à son mari des steaks crus et se perd pendant ses balades) que synthétise le mouvement du tambour de sa machine à laver, tournant sans cesse à vide.
Cette ritualisation des actions quotidiennes trahit la conscience, d’abord sourde puis progressivement envahissante, d’un péril à venir, annoncé par l’arrivée de Mamiya en ange de la mort amnésique et hypnotiseur. Comme le soulignent les variations de l’ambiance sonore (de la nappe discrète au bourdon), le tableau d’une ville toute de verre et de béton recouvre le grouillement de forces invisibles, que l’œil ne fait que deviner dans les recoins de l’image. Dans Charisma, sorti deux ans après Cure, un arbre magique détruit une forêt en aspirant son énergie : le cosmos kurosawaien repose entièrement sur cette hostilité initiale, une pulsion de mort qui unit les vivants dans la destruction perpétuelle de leur espace vital. Si la nature est apparemment la grande absente de la ville ultra-moderne (on s’étonne presque d’y voir quelques espaces verts, lors des échanges entre Takabe et le psychiatre Sakuma), elle accompagne toutefois discrètement le parcours criminel de Mamiya. Un exemple : lors de sa rencontre avec une femme médecin, l’avancée du flux magnétique se matérialise à travers l’écoulement d’un verre d’eau sur du carrelage, chaque ligne de joint figurant une frontière franchie entre agresseur et victime.
Devenir-surface
La mise en scène passe d’une suite d’envoûtements localisés au spectacle d’une démence généralisée lorsque la maîtrise du cadrage et du découpage font vaciller notre adhésion à des personnages hors de tout soupçon. Lors d’une des dernières scènes avec Sakuma, un simple raccord et un décadrage anéantissent le sérieux de sa discussion avec Takabe à propos des origines du mesmérisme : se découvre dans son dos une grande croix, le symbole dessiné par les victimes de Mamiya avant de tuer. Plan d’autant plus saisissant qu’il fait suite au visionnage d’une cassette montrant une séance d’hypnose ; une main en contre-jour y dessinait déjà d’un geste la même forme, celle d’un grand X. Un an avant Ring d’Hideo Nakata, Kurosawa utilise les potentialités anxiogènes des bandes-vidéos, dont la médiocrité assimile les corps à de grandes masses d’ombres peu à peu transformées en formes abstraites. Plus qu’une imagerie horrifique dans l’air du temps, cette scène révèle le projet d’écriture du film : les images s’apparentent à de vastes pièges à l’intérieur desquels sont pris les protagonistes. Lors de la première confrontation avec Mamiya, Takabe pose une à une les photographies des assassins hypnotisés, murés dans le silence et l’aphasie. En un mot, au contact de Mamiya, les victimes perdent immédiatement leur épaisseur et se résument à devenir des « êtres de papier », ce que met en évidence la scène d’apparition de l’étudiant. Sur une plage, le jeune homme s’avance en direction de la caméra avant d’aller à la rencontre d’un instituteur ; leur échange est alors filmé, pendant de longues minutes, en travelling latéral, de sorte que la perspective s’écrase au profit d’un aplat de couleur et de lignes.
Le film appelle ainsi son public à soulever le voile des illusions pour accéder à un envers inconnu des images. Dans l’une des dernières scènes, Takabe entre dans une petite pièce sombre où pend un rideau translucide et opaque, derrière lequel on devine une silhouette et les traits d’un visage. Takabe l’ouvre : c’était une simple photographie noir et blanc, dont le visage est entièrement effacé. Comme souvent chez Kurosawa, la métaphysique des profondeurs débouche sur la contemplation d’images si terrifiantes que leur signification reste en suspens – qu’on se souvienne des fantômes numériques de Kaïro, perdus au milieu d’un film tourné à l’argentique. Élève de Shigehiko Hasumi, le traducteur et importateur de la french theory au Japon, le cinéaste a gardé de ses études un goût pour la sémiologie ; d’où le caractère ludique du film qui n’hésite pas, pour inviter le spectateur à creuser les images, à faire du rouge et bleu les couleurs dominantes de certains plans – celles qui correspondent aux lunettes 3D, donnant à voir l’épaisseur cachée de l’écran de cinéma. Passé un cap qu’on ne racontera pas, l’investissement du public ne suffit toutefois plus : la trajectoire de Cure est celle d’un film gagné par l’ombre, où Takabe surgit des béances du décor, comme arraché à la nuit. C’est alors dans le spectacle d’une apathie quasi dépressive, lorsque les corps s’amenuisent jusqu’à devenir des surfaces sur lesquelles glisse le monde, que le cinéaste s’abandonne au vertige de l’inconnu, au plus près de la détresse des assassins.