C’est le visage partiellement caché par un loup que nous apparaît pour la première fois Satoko (Yu Aoi), l’héroïne des Amants sacrifiés. Par un regard caméra, la jeune femme toise le spectateur avec malice, le sourire aux lèvres, comme pour annoncer que quelque chose se trame sous la surface rutilante du dernier film de Kiyoshi Kurosawa. Doté d’un budget conséquent par la chaîne de télévision NHK (il s’agit d’un téléfilm) et d’une technologie de pointe (le 120 images par seconde), le film prend à revers les attentes du spectateur en matière de film d’espionnage en pleine Seconde Guerre mondiale : ici, nulle scène d’action, mais une attention accrue aux à‑côtés de la grande Histoire. Mariée à Yusaku (Issei Takahashi), industriel dans l’import-export, Satoko se prend à douter de sa sincérité, entre crainte d’une aventure extra-conjugale et excitation à l’idée que son mari soit un espion pour le compte des Américains. Disputes conjugales, tractations avec les forces de l’ordre, virées champêtres et vols de documents : le récit, scénarisé par Ryūsuke Hamaguchi (Drive My Car), prend le contrepied des lieux communs du film d’espionnage hollywoodien, d’ailleurs condensés dans un petit film dans le film que l’on verra à trois reprises. Mettant en valeur la beauté de Satoko sous la caméra amoureuse de Yusaku, le court-métrage nous donne à voir un cambriolage réalisé par une femme fatale qu’un homme belliqueux (un amant déçu ?) finira par tuer d’un coup de revolver. Trahissant l’artificialité de cette mise en scène, la jeune femme meurt alanguie dans les bras de l’assassin, à la manière d’une pietà. Cette courte pellicule charbonneuse aux noirs et blancs profonds trouve son négatif dans l’image numérique dénudée du reste du film. Lorsque la lumière naturelle, parfois aveuglante, jette une sorte de voile cotonneux sur les scènes, la technologie devient l’outil de dénonciation d’une imagerie argentique certes séduisante, mais des plus artificielles.
Échec et mat
S’engouffrant dans les brèches d’un récit mené tambour battant, le spectateur suit pendant quarante-cinq minutes une série de scènes à rebours de la marche de l’Histoire : rencontres avec un marchand britannique présentant des tissus de valeur, balade en forêt avec un militaire amoureux transi, soirée de fête dans une entreprise d’import-export, etc. Derrière la légèreté de ton et l’inconséquence des échanges se niche toutefois la crainte sourde d’un secret bientôt révélé et prêt à séparer Satoko de l’homme qu’elle aime : quelle double vie peut-il bien mener pour partir sans préavis en Mandchourie ? Derrière l’argument de la jalousie amoureuse transparaît la hantise du cinéma de Kurosawa, portée ici à un degré inédit d’incandescence : l’impossibilité de connaître véritablement celui avec qui l’on partage sa vie. Du désir de tuer sa femme (Cure) à l’espoir de retrouver le fantôme de son mari (Vers l’autre rive), les films du réalisateur de Kaïro rejouent la crise du couple qui constitue, selon le mot de Rivette, le sujet des « cinéastes vraiment sérieux », descendants d’une généalogie moderne agrégeant Rossellini, Antonioni et Cassavetes. Plus que le vol de documents révélant les exactions japonaises dans les colonies chinoises, c’est l’éventuelle fracture d’un mariage déchiré par la tragédie de l’Histoire qui nourrit le récit. D’où une structure tout en dédoublement qui renforce le caractère paranoïaque de l’ensemble : deux hommes, Yusaku et Yasuharu, apparemment affables mais aux intentions mystérieuses, gravitent autour de Satoko. Duplice au point de jouer un rôle, l’épouse soupçonne l’existence d’une maîtresse avec qui son mari partirait en voyage. Les documents secrets sont eux-mêmes dédoublés, cachés dans un coffre-fort et enregistrés sur les bandes magnétiques du court-métrage tourné pour Yusaku (dont les rushes sont eux-mêmes vus deux fois au début du film).
En somme, l’apparente placidité des relations entre les personnages et la fluidité de façade de la mise en scène cachent un abîme de calculs fomentés en secret, dont Kurosawa révèle la règle au bout d’une heure de film. Au moment de dévoiler le pot-aux-roses à son épouse, Yusaku s’adosse à un coffre-fort renfermant des dossiers secrets que jouxte un plateau d’échecs ; l’ombre portée des acteurs rejoue alors celle des pièces sur le damier. La métaphore est claire : tacticiens hors pair, les personnages n’en sont pas moins les pions d’un jeu de dupes gigantesque. Calculés au millimètre près, les déplacements des acteurs suivent les mouvements imposés des règles du jeu d’échecs, dynamisant chaque échange pour en faire le théâtre d’un exercice de manipulation. La première scène en donne un exemple étonnant : deux hommes de main, l’un tout de blanc, l’autre en smoking noir, le pistolet à la main, se postent aux abords d’une vaste porte, avant qu’une colonne de militaire arrivant de biais ne pénètre dans le bâtiment. Quelques secondes plus tard, un marchand britannique sort menotté. Capturé par des fous (dont les mouvements se font toujours diagonalement) et piégé sur les côtés par deux pions, le roi est contraint de se rendre – échec et mat. Grâce à sa dimension ludique, la mise en scène de Kurosawa renforce constamment l’ambivalence nourrie par le scénario.
Double jeu
Entre son mari mystérieux et son possible amant dangereux (Yasuharu n’hésite pas à utiliser la torture), entre jalousie et amour fou, la dimension mélodramatique du film place Satoko à la croisée des chemins. Dans les plis du récit d’espionnage se niche le portrait d’une femme en mutation qui, au fur et à mesure de l’intrigue, apprend ainsi à devenir une image, ce personnage glamour qu’elle interprétait dans le court-métrage de son époux dès les premières minutes. Devenue par la force des choses stratège machiavélique et prodige de la dissimulation, la jeune femme endosse son kimono (justement offert par un autre espion au début du film) comme un costume de tragédienne, afin de tendre un piège à Yasuharu au milieu du film, lui laissant croire qu’elle collabore avec le pouvoir parce qu’elle a succombé à ses charmes. Se transformer en un personnage romanesque et s’abandonner au plaisir grisant de devenir un autre constituent, en vérité, une manière pour l’héroïne de se raccrocher à la fuite en avant de son époux et de conjurer le spectre d’une séparation. Rôle qu’elle ne saurait toutefois tenir jusqu’au bout, prise au piège de l’image fictive qu’elle a elle-même créée : passionaria de la résistance par intérêt amoureux plus que par conviction, Satoko s’effondre dans le dernier mouvement du film, évoquant alors tous les héros kurosawaiens vidés de leurs substance par la violence du monde. Après le bombardement de Tokyo, les foulées douloureuses de Satoko sur une plage, hurlant sa peine comme une folle, rappellent au souvenir les dernières minutes de L’Intendant Sansho, où les retrouvailles entre un fils et sa mère se concluaient sur une grève isolée. Clin d’œil à Mizoguchi renforcé par la traduction française (incorrecte) du titre, référence évidente aux Amants crucifiés, mais aussi par une brève réplique de Yusaku, annonciatrice du devenir de son épouse : « Le dernier film de Mizoguchi doit être un chef‑d’œuvre. » Du thriller d’espionnage à la tragédie mizoguchienne, rarement a‑t-on vu le cinéma de Kurosawa embrasser un spectre si large avec autant de réussite.