Premier film grand public à évoquer directement la question du sexe par le viol dans une cour d’assises en 1959, Autopsie d’un meurtre est aussi le modèle, encore inégalé, du trial film : plus qu’une œuvre de genre, de pure forme visant à époustoufler le spectateur par sa maîtrise du rythme – ce qu’il fait notamment lors de la première scène du procès, Autopsie d’un meurtre, comme son titre l’indique, est une étude en mouvements de l’illusion de vérité et de justice que représente le droit dicté par un jury humain. Car, s’il se joue des effets comiques de caractères et de langages, Preminger ne cherche jamais à masquer la profonde noirceur de son argument : l’histoire d’un crime impuni ou mal puni, l’histoire de la défaillance ultime que représente le jugement de l’homme.
Que la justice meure, et l’homme aussi
À la barre donc, Paul Biegler, district attorney tout juste relevé de ses fonctions, tente de gagner sa vie en tant qu’avocat dans une petite ville de Michigan : accompagné d’un vieil ami avocat tombé dans les affres du whisky, McCarthy, et d’une secrétaire finaude, Maida Rutledge, Paul accepte une affaire de meurtre. Après le viol de sa femme Laura, Fred Manion a fait justice lui-même et tente, en plaidant la folie passagère, d’éviter l’incarcération à vie voire la peine de mort. La première partie du film retrace l’enquête de Paul et engage l’image dans une forme de reconnaissance de l’héritage traditionnel du film noir, notamment dans la présentation comique des personnages de défenseurs et la mise en scène du quotidien de la ville mêlant la légèreté à l’ombrageux. Il y a derrière, bien entendu, l’idée de la renaissance individuelle (celle de Paul, loser fanatique de pêche, celle de Laura, séductrice de province effrayée, celle de Fred, meurtrier roublard) par son enchevêtrement au drame collectif, symbolique qu’est la défense de l’homme par l’homme comme sa punition.
Mais le centre dramatique est bel et bien le procès du meurtre commis par Fred Manion, mari passionné ivre de vengeance ou meurtrier calculateur. En bon entomologiste ordonné, Preminger examine toutes les franges malades d’une procédure judiciaire tant obnubilée par les intentions, les témoignages et le contexte du meurtre qu’elle en oublie les faits, la preuve. La vérité devient un sentiment forgé par des heures de discussion et par le talent oratoire des avocats de l’accusation et de la défense. Ce que filme Preminger n’est pas tout à fait le fonctionnement de la justice : on ne verra ni l’enquête policière ni même les morceaux de bravoure qu’auraient pu être les réquisitoires finaux et les délibérations. Il montre le basculement d’une organisation régulée en foire émotionnelle. Et les coupables sont multiples : l’accusation, qui n’hésite ni à subordonner ses témoins ni à harceler les interrogés ; l’accusé, qui profite de l’atmosphère brouillonne et passionnée pour faire de son crime un acte d’amour ; l’avocat lui-même, Paul, qui cherche à décrédibiliser l’accusation en fermant les yeux sur l’état d’esprit de son client ; la nation, enfin, qui, représentée par un jury, se laisse entraîner dans le jeu de miroirs et de débats de forme orchestré par tous.
L’homme est à la fois la grandeur de la justice et sa défaillance : il est l’humour, l’inventivité, le désir moral comme le mensonge, la violence et la peur. Il est capable d’éprouver ses actes dans la confession comme de les tordre dans l’instrumentalisation des faits et des êtres. Il est la compréhension et l’intolérance. Filmé comme un temple quasi religieux, le tribunal est aveugle et sourd, prisonnier des quatre murs qui délimitent l’espace de l’injustice ultime. Cette dernière est financière (la défense doit mener sa propre enquête), judiciaire (le crime restera impuni) mais aussi sexuelle. Nous en arrivons à la deuxième grande affaire d’Autopsie d’un meurtre : la misogynie éhontée, revendiquée d’un tribunal peuplé d’hommes.
Une femme n’est qu’une femme
Au milieu de cette affaire de vengeance, il y a Laura, seule chance pour Paul de faire basculer le procès criminel en procès d’intentions. La femme devient rapidement l’accusée, l’origine du crime. La scène du témoignage de Laura est probablement l’un des plus beaux exemples de démonstration féministe par l’absurde de la part d’un Preminger qui ne cache ni la dualité de son personnage, ni son effroi devant le jugement masculin. Au milieu d’un huis clos qui se joue des longueurs verbales en y captant les multiples visages d’une justice brinquebalante, le jugement de l’agression devient celui de la violée : harcelée par l’accusation qui fait du viol le simple résultat d’une conduite immorale, Laura doit avouer. Avouer qu’elle aime sortir le soir car elle s’ennuie, avouer qu’elle a eu peur de refuser de monter dans la voiture de son bourreau, avouer, sous les éclats de rire tonitruants et funèbres de la salle, qu’elle a perdu, dans la bataille, sa petite culotte ensanglantée. Elle n’est pas la victime ultime, l’étendard d’une thèse pour son créateur : Laura est une petite séductrice de comptoir, un peu secouée par la peur de la solitude. Elle est la proie rêvée d’un écosystème qui voit dans le meurtre une raison valable de juger et dans le viol une décoration trompeuse.
Mais, pour couronner la complexité du portrait d’ensemble de Preminger, Laura est aussi celle qui défend son deuxième bourreau, un mari visiblement prompt à la raclée et peu sensible à la mort de son prochain. Autopsie d’un meutre est en fait le procès de la surenchère morale symbolique des juges et des jugés (dont l’apothéose est la présentation de Manion comme un militaire remarquable rentrant de Corée) dans un pays prêt à sacrifier les faits, les femmes et la justice sur l’autel de la bravoure et du bon sens viril. La punition du viol est réelle mais elle sort du cadre de l’acceptation collective pour entrer dans la vengeance pure tandis que le meurtre de vengeance, tout aussi réel, restera impuni.
Le film est évidemment le succès de son réalisateur, Otto Preminger, qui, tout en observant à la loupe les détails de son théâtre, fait jaillir de l’image, qu’elle soit intime ou publique, l’humanité dans ce qu’elle contient de plus noble, de plus poignant et de plus immonde. Mais il serait bien dommage d’en oublier ses relais directs, les acteurs tous impeccables, dont un James Stewart qui semble renouer avec l’emphase de Monsieur Smith au Sénat sans en imposer la grandiloquence didactique parfois trop appuyée, et surtout Lee Remick, toujours volatile et mystérieuse, capable de basculer en un clin d’œil de la vamp paupérisée à un état de terreur que seule l’incompréhension peut faire éclater. Elle est l’oubliée criante, celle qui n’aura pu ni se défendre ni demander réparation, celle qui prouve, après le procès, l’impossibilité d’un droit dicté par les hommes conjointe à une justice rendue par les mêmes.