Le roman originel de Mérimée pour l’histoire, l’opéra de Bizet pour la musique, le musical de Broadway, monté onze ans plus tôt, pour sa transposition du drame dans un milieu exclusivement afro-américain : autant de sources dont se nourrit Preminger pour livrer une version cinématographique de Carmen finalement tout à fait personnelle.
On ne s’étonnera pas qu’une telle histoire ait pu intéresser un cinéaste particulièrement porté sur les personnages hors normes. Là où l’on aurait pu attendre d’une production hollywoodienne qu’elle fasse de ce personnage de grande séductrice l’instrument d’un conte moral, l’adaptation de Preminger se situe résolument du côté de son héroïne, nous laissant penser que les nombreux déboires du cinéaste avec la censure ne découlent pas tant d’un goût pour la provocation que de la volonté de donner à l’humain d’autres visages que ceux tolérés par les codes de l’époque.
Loin de tout académisme, son Carmen Jones est donc riche en audaces. Il fallait d’abord oser réintégrer dans la transposition contemporaine de cette histoire ancienne les airs d’opéra que le musical avait délaissés. Le choc entre des registres d’art a priori antagonistes ne se produit pas seulement à l’échelle des séquences, mais au sein même des passages chantés, qui fusionnent les mélodies de Bizet à la langue populaire qui leur sert d’appui. Ce sont ces paroles qui font le lien entre les scènes parlées et chantées et donnent aux interventions musicales toute leur pertinence. Comme une façon de dire que le caractère ordinaire des personnages de son film – même « moins » qu’ordinaires puisque sous-représentés dans la société et le cinéma de l’époque – ne les prive pas des sentiments paroxystiques propres aux personnages de tragédie ou d’opéra.
Si les personnages du film demeurent en même temps si réalistes, c’est parce qu’ils ne cessent jamais d’être des corps. La bagarre entre Carmen et sa collègue au début du film, ses convulsions dans la poussière alors que Joe/Don José tente de la ligoter, la vigueur avec laquelle elle brosse le pantalon de celui-ci dans une pénultième tentative de séduction : la crudité de ces scènes a survécu aux quelques décennies qui nous séparent de leur tournage. Les tribulations intérieures des personnages, portées à ébullition par la mise en scène de Preminger, sont en effet bien plus dérangeantes que nombre d’images sexuellement explicites du cinéma contemporain. Le cinéaste se met au diapason du personnage qui l’intéresse : les dialogues ont le même caractère direct et percutant que cette femme avide de liberté et le romantisme de certaines scènes est d’emblée désamorcé par ses funestes prédictions. Alors que les corps s’agitent et que les couleurs se répondent, la caméra reste presque toujours à distance de l’action. Malgré la présence de la musique, on ne se situe pas ici dans le registre du mélodrame. Sans emphase, l’œil de la caméra observe des personnages toujours reliés à leur environnement, avec le même détachement que celui de Carmen envers les hommes. Elle ne nous enjoint donc jamais à nous apitoyer sur leur sort, ni à les juger, préférant créer simplement l’espace nécessaire au déploiement de leur être.
Comme Carmen Jones, cette femme qu’une forme de sagesse retient d’accorder trop d’importance à la vie, le film qui porte son nom fait une sorte de constat de la nature irrationnelle et immorale de l’être humain, rendant compte avec acuité des mécanismes affectifs qui régissent les comportements de chacun. Si l’on s’attache à Carmen de façon tout à fait spontanée, on peut tout de même s’étonner, une fois un certain recul adopté, que si peu de films jusqu’aujourd’hui aient su s’extraire aussi naturellement de la norme du manichéisme.