Du 8 novembre au 19 décembre 2013, l’Institut Lumière de Lyon revient sur la passionnante filmographie d’Otto Preminger. Du milieu des années 1940 à la fin des années 1960, le réalisateur américain aura livré de très nombreux chefs d’œuvre, comme Laura, Un si doux visage ou encore Autopsie d’un meurtre. Mais d’autres films, moins connus, méritent tout autant le détour, de Bunny Lake Is Missing à Tempête à Washington en passant par L’Homme au bras d’or ou Sainte Jeanne. Un événement à ne pas rater. Retour sur quelques œuvres marquantes.
La femme, figure de l’impureté ?
Un si doux visage (1952), Laura (1944), Rivière sans retour (1954)
Les femmes, chez Preminger, ne sont pas des anges. Souvent même, elles se conduisent comme de véritables garces. Regardez Diane Tremayne (Un si doux visage) : qui imaginerait que derrière cette innocente jeune fille se cache une manipulatrice diabolique ? Qui penserait qu’à vingt ans, le si bel âge, elle puisse déjà avoir une conception aussi étrange de la vie, et surtout de la vie des autres ? Il faut dire que les autres figures féminines ne l’appuient pas beaucoup : entourée d’une belle-mère assommante, qui regarde le commun des mortels avec condescendance, et d’une petite standardiste blonde, qui abandonne sans lutter son homme et se marie par sécurité, Diane se déchaîne pour pimenter un peu la sauce de relations humaines trop ternes pour elle. Et elle le fait avec une détermination certaine, quitte à découvrir que sa candeur et sa naïveté ne sont qu’une des formes de son sang-froid de criminelle accomplie.
Pour Diane, concilier la pureté de son statut de jeune vierge de bonne famille et son désir de prendre en main son destin a tourné à la schizophrénie. Jamais femme fatale n’a été aussi ambiguë ; et ce, d’autant plus que Preminger ne met jamais en corrélation les émotions du personnage et la gravité de ses actes, comme si Diane agissait instinctivement, sans se rendre véritablement compte de ce qu’elle faisait. Tout au plus Diane est-elle trop sympathique pour être honnête, trop calme pour ne pas être dévorée par des passions intérieures. Ainsi Preminger filme-t-il longtemps le visage vide de toute expression de l’actrice, assise au piano, alors qu’elle sait que sa belle-mère va périr dans l’accident de voiture qu’elle a fomenté. Paradoxalement, c’est une des scènes qui participe de la déculpabilisation du personnage, tout comme la scène de fin, où Diane jette sa voiture dans le vide, pour mourir avec l’homme qu’elle aime. Diane Tremayne, personnage romantique par excellence, est une femme pour laquelle il n’existe pas de compromis, à l’inverse des hommes et femmes qui l’entourent. Plus que par son trop beau visage, Diane n’est-elle pas condamnée, au fond, par l’incompréhension d’une société trop fermée, qui refuse d’écouter son drame intérieur ?
Avec Laura Hunt (Laura), le problème se pose tout autrement. Car, pendant les trois premiers quarts d’heure du film, la jeune femme n’est qu’une morte aux yeux de tous. Une morte que l’on fantasme : à travers un tableau pour le détective Mark MacPherson (Dana Andrews) et des souvenirs enjolivés pour le romancier Waldo Lydecker (Clifton Webb). Fantasmée, rêvée, déformée, Laura devient un idéal : la mort l’a parée de toutes les qualités. Cette pureté, le personnage l’obtient par une disparition aussi métaphorique que physique : celle de sa sexualité. C’est le personnage de Waldo Lydecker qui l’exprime le mieux : son amour pour Laura n’étant pas réciproque, Waldo s’ingénie à briser toutes les liaisons de la jeune femme. Rien ne le rebute plus que le désir, forcément impur, du beau détective pour Laura. Seule la passion asexuée de Waldo – et la non-concrétisation du désir de MacPherson – garantit l’absolue pureté du personnage féminin.
La « résurrection » de Laura change totalement la donne. La satisfaction de MacPherson à voir le personnage du tableau devenir un être de chair et de sang n’est pas dissimulée. Sa qualité de détective lui permet même de s’introduire dans les recoins les plus intimes de la vie de Laura, jusqu’à pouvoir la « séquestrer » et lui imposer sa passion. Laura devient alors, aux yeux de Waldo Lydecker, impure, car réelle. La façon dont Preminger montre à quel point, finalement, Laura n’est qu’une femme comme les autres, plus manipulée par les hommes qu’elle ne les manipule, annonce le dénouement à venir : Waldo Lydecker, ne pouvant supporter la vraie Laura, celle qui tombe dans les bras du premier venu en un claquement de doigt, doit la tuer pour retrouver celle qu’il aime, celle qu’il a inventée à partir de ses propres frustrations. Car « Laura », portrait de femme idéale, et Laura Hunt, être désiré et désirable, sont irréconciliables.
Pour Kay Weston (Rivière sans retour), le problème est renversé. Sa première apparition est dépourvue d’ambiguïté : vêtue d’une robe à paillettes plus que légère, chanteuse de saloon, la jeune femme est le symbole de l’impureté. La fascination qu’elle exerce est vécue immédiatement dans le domaine du bestial : Preminger s’attache ainsi à montrer les comportements sauvages des hommes face à cette femme à la fois disponible et inaccessible. Kay semble être le jouet du désir qu’elle provoque, de par son immédiate sensualité, mais aussi et surtout à cause de son statut social. Le comportement de Matt (Robert Mitchum) vis-à-vis d’elle participe de cette interrogation finalement bien ordinaire : quelle que soit sa personnalité propre, une femme impure peut-elle revendiquer un quelconque respect ?
Pourtant, des trois figures féminines de Preminger, Kay est paradoxalement la plus pure. Elle représente le type, récurrent dans le western, de la « prostituée au grand cœur », dont les sursauts de dignité doivent lutter avec ses formes avantageuses. Si Kay est prise en défaut, ce n’est que par péché de trop grande naïveté, son rêve d’une vie meilleure voilant sa connaissance de la nature humaine. Sa façon d’aborder sa relation aux hommes conviendrait plus à une jeune vierge effarouchée comme Diane Tremayne qu’à une femme de mauvaise vie. Toujours surprise par la vilénie du désir sexuel qui pousse les hommes vers elle, elle tend à une vie paisible et sans remous qui lui permettrait enfin de laisser derrière elle sa sexualité (ce que laisse entendre sa façon de jeter ses chaussures rouges à la fin du film). Comme souvent, Marilyn a mis beaucoup d’elle-même dans ce rôle, Kay devenant comme elle à la fois femme-enfant et bombe sexuelle, traumatisée par la conscience de son impureté et tendant indéfiniment à s’en laver.
Diane, Laura, Kay : trois figures féminines, trois représentations de la dualité de la nature humaine, impossible à saisir dans l’opposition tranchée entre deux formes d’être. Trois actrices aussi – Jean Simmons, Gene Tierney, Marilyn – sublimées par une mise en scène toujours à leur avantage, et dont les « visages d’ange » ont marqué l’imaginaire hollywoodien.
Morale et société en miroir
La lune était bleue (1953), L’Homme au bras d’or (1955), Bunny Lake Is Missing (1956), Autopsie d’un meurtre (1959), Tempête à Washington (1962)
Bien que réalisateur prolifique pendant l’âge d’or hollywoodien, Otto Preminger fut l’un de ceux qui rencontra le plus de problèmes avec le comité de censure instauré par Hays. Au-delà des sujets souvent tabous qu’il traitait avec une franchise déroutante (par exemple l’addiction à la drogue dans L’Homme au bras d’or en 1955), Preminger entretint une fascination pour le trouble et l’ambiguïté dès ses premiers films. Le refus du manichéisme caractérise probablement le mieux son œuvre, là où bon nombre d’autres metteurs en scène acceptaient souvent certains compromis pour rendre plus acceptable le miroir qu’ils tendaient à un public à la fois médusé mais pourtant très demandeur. La preuve en est pour La lune était bleue, l’un des rares films à s’être totalement passé du sceau du comité de censure (que chaque film attendait pour envisager une véritable exploitation en salles), pour finalement connaître un triomphe inattendu au point de se retrouver en lice pour les Oscars l’année suivante. Film oublié, La lune était bleue n’est certainement pas le meilleur film de Preminger. La mise en scène, plutôt sage, se met avant tout au service d’un scénario agrémenté de dialogues qui ont, en leur temps, provoqué du remous dans l’industrie cinématographique. Et c’est bien là toute la curiosité de ce film à valeur sociologique. Adapté d’une pièce de F. Hugh Herbert, La lune était bleue est un film de quiproquos on ne peut plus classiques. Le personnage central est une jeune femme séduisante dont l’ingénuité revendiquée l’amène à briser un certain nombre de tabous lorsque les personnages sont amenés à échanger sur le couple et la sexualité. Là où les compromis de l’époque auraient invité le réalisateur à jouer de prudence lorsque la jeune femme doit gérer le désir des hommes qui la côtoient, tout est explicitement exprimé. La jeune femme affirme sans détour qu’elle est « vierge » (une première en 1953) et qu’elle tient à défendre sa vertu face à l’empressement de ses prétendants. Son aplomb surprenant, bien loin d’être le relai d’un certain conservatisme, met tout le monde au pied du mur, y compris la société américaine et son lot de contradictions. Fort de son succès au théâtre, le film se passa de l’approbation du comité de censure pour connaître un succès fulgurant en salles, même s’il s’agit du premier film clairement condamné par l’Église catholique depuis 1947.
En 1959, lorsque Otto Preminger réalise Autopsie d’un meurtre, probablement l’un de ses plus grands chefs d’œuvre, le comité de censure a sensiblement modifié ses exigences (le public a évolué). Cependant, le film, l’un des plus troublants de la carrière du réalisateur, n’est pas sans poser un certain nombre de problèmes. Film-procès comme Hollywood a l’habitude d’en réaliser depuis déjà deux décennies, Autopsie d’un meurtre a pourtant le mérite de sortir du genre balisé pour confronter le spectateur à la difficile tâche de membre du jury dans le cadre d’une affaire pour le moins délicate : un viol suivi d’un meurtre. Dans cette affaire, la séduisante victime est insondable et le mari meurtrier a des motivations difficiles à définir. Là où d’autres grands réalisateurs privilégient les rebondissements en tous genres pour accoucher finalement d’une révélation qui lève bon nombre d’ambiguïtés (Témoin à charge de Billy Wilder, Le Procès Paradine d’Alfred Hitchcock), Preminger laisse le spectateur surnager dans cette affaire où la question du crime est définitivement supplantée par la question de la maîtrise de la pulsion sexuelle. La victime, à qui l’on reproche d’être trop séduisante, devient le miroir peu glorieux d’une Amérique en prise avec ses démons. Soucieux de mettre en exergue et de régler tout ce qui relève de la violence physique, Preminger montre une société qui parle difficilement de la sexualité. Dans Autopsie d’un meurtre, on entend parler de « sperme », de « pénétration » ou encore de « petite culotte ». Tout cela dans la bouche de James Stewart, le film a bien évidemment de quoi déconcerter.
Très ambitieux, le film de Preminger sur les rouages du pouvoir, Tempête à Washington, marque définitivement le déclin du comité de censure tel qu’il fut instauré au milieu des années 1930 pour répondre aux dérives de l’époque. Réalisé en 1962, ce chef-d’œuvre encore sous-estimé démonte patiemment la mécanique du pouvoir pour révéler toute l’hypocrisie du système politique. L’élégance de la mise en scène de Preminger dessine un espace cloisonné où tous les contrastes – même les plus caricaturaux – s’affrontent, bien loin des préoccupations du peuple auxquelles les politiques sont pourtant censés répondre. Ici, il est question de la nomination du nouveau secrétaire d’État par le président américain, qu’on suspecte d’avoir appartenu à une ancienne cellule du Parti communiste. Outre l’évidente dénonciation du maccarthysme qui a littéralement gangréné le pays la décennie précédente, cette fiction marque surtout l’opportunité de montrer en quoi chaque politique peut potentiellement devenir le pantin du voisin, qu’il appartienne au même bord politique ou non. L’un des segments les plus intrigants de ce film est probablement celui que Preminger consacre à un député démocrate que l’on tente de faire taire en le menaçant très clairement de révéler aux journaux une ancienne relation homosexuelle. Alors que le Code Hays avait engagé les réalisateurs à ne jamais aborder ce thème, Preminger marque le pas, au même moment que William Wyler et La Rumeur. Ici, le spectateur de 1962 peut notamment y découvrir, médusé, un bar gay où les hommes font preuve d’une très grande proximité. Mais surtout, c’est l’image que le réalisateur donne de l’homme politique qui intrigue. S’il joue naturellement double jeu avec sa femme qui ne comprend pas la nature des coups de téléphone anonymes de plus en plus répétés, n’en reste pas moins l’image d’un homme dévoué à son parti et aux causes qu’il entend défendre avec conviction. C’est d’ailleurs parce qu’il est l’un de ceux qui refusent le plus ouvertement de céder aux pressions politiques que la menace d’un outing se fait de plus en plus oppressante. Dans cette situation, le spectateur n’a pas d’autre choix que de se mettre du côté de cet homme politique qui finira par se suicider par crainte du scandale.
Sous son goût de la provocation, Preminger est avant tout un humaniste qui sait mettre en avant le désespoir de ses personnages sans pourtant jamais tomber dans la moindre complaisance. Réalisé en 1956, Bunny Lake Is Missing est également un film passablement oublié de la filmographie du réalisateur alors qu’il est d’un intérêt tout à fait remarquable. Ici, il est question d’une femme fragile qui vient déposer rapidement son enfant à la garderie et ne le retrouve pas lorsqu’elle vient le chercher en toute fin de journée. Personne ne se souvient avoir vu l’enfant. Le spectateur, privé de la vision de cette petite fille, vient naturellement à douter de l’équilibre de la mère : a‑t-elle elle-même enlevé son propre enfant ? En a‑t-elle vraiment un ? Si oui, n’est-il pas mort quelques années auparavant, laissant un traumatisme propre à toutes sortes de délires ? Seul point d’ancrage dans ce délire assez surprenant, le frère de la jeune femme sait faire preuve d’un certain pragmatisme dans la gestion de la situation pour finalement se révéler lui-même plein de contradictions. Totalement pris au piège de cette mascarade qui fournira son lot de rebondissements, le spectateur est amené à faire fi de ses a priori, à sans cesse redéfinir la frontière entre folie et raison, vérité et mensonge. Chez Preminger, le flou reste définitivement le meilleur moyen de nous éclairer sur toutes les contradictions de l’humain.