L’un des aspects centraux de l’art de Preminger concerne son traitement des femmes et de leurs visages. Quelques scènes tirées de Laura, tout juste ressorti en salle, permettent d’en illustrer l’originalité profonde.
C’est l’une des toutes premières scènes du film : alors qu’il accompagne le lieutenant McPherson (Dana Andrews) dans l’appartement de Laura Hunt (Gene Tierney), le journaliste Waldo Lydecker (Clifton Webb) attire l’attention du policier sur un portrait à l’effigie de la jeune femme tout juste assassinée. Un plan de coupe permet alors d’admirer le visage impassible et mystérieux de cette dernière. Si McPherson reconnaît par une approbation discrète (« Not bad ») les qualités plastiques de la défunte, Lydecker conclut au contraire que l’auteur, amoureux de son modèle, n’a pas su capturer sa « vivacité » et sa « chaleur ». Le désaccord esthétique qui oppose les deux hommes tient à une approche différente des images : là où McPherson s’en tient à une observation superficielle, Lydecker projette sur le tableau les émotions que suscite chez lui le modèle et présume en somme la présence d’un double-fond dans les images (ici, une certaine qualité affective). Le visage de Laura apparaît alors comme la synthèse de ces deux points de vue : sa grande beauté appelle à l’investigation de ce qu’il pourrait masquer, tandis que sa blancheur et son absence apparente d’émotion lui donnent l’air d’une simple surface.
Au centre de tous les regards
Cette scène met en exergue l’idée sur laquelle repose Laura, à savoir que toute image suscite une émotion qui conditionne le rapport qu’on entretient avec elle. Dans la première partie du film, chacune des interventions de Laura se voit ainsi relayée par un point de vue extérieur qui détermine en retour sa manière d’apparaître à l’écran. Ainsi se manifeste-t-elle d’abord sous la forme d’un souvenir, le temps d’un long flash-back narré par Lydecker, avant de devenir le fantasme de McPherson lors d’une longue scène de déambulation alcoolisée. Le spectacle de ces métamorphoses introduit une figure féminine inédite à l’intérieur des formes du film noir, dont le trouble naît moins de sa malignité affichée que de l’impénétrabilité totale de ses traits et de sa capacité à revêtir une infinité de masques. Son caractère « onirique et obsédant », selon le mot de François Guérif, lui permet de polariser une multitude de regards, mettant ainsi en relation des individus issus de milieux disparates et qui n’ont a priori rien à faire ensemble. La rivalité amoureuse entre Lydecker, McPherson et Shelby Carpenter (Vincent Price) est ainsi l’occasion de confronter différentes perceptions de Laura, afin de représenter le plus scrupuleusement possible les rapports que cette dernière entretient avec son entourage.
C’est que, comme le note Jacques Lourcelles, la mise en scène de Preminger nourrit un idéal d’objectivité qui repose à la fois sur l’addition de plusieurs points de vue subjectifs et sur la représentation des limites inhérentes à chacun d’entre eux. Par exemple, dans le flash-back de Lydecker, deux approches contradictoires de Laura se donnent à voir : d’abord présentée sous les traits d’une Galatée, elle se révèle être finalement une hypocrite qui ne cherche qu’à fuir son mentor dans les bras de Carpenter. Cette évolution est uniquement soulignée par l’altération des fondus enchaînés qui relient passé et présent : d’abord superposés, les visages de Laura et Lydecker s’éloignent l’un de l’autre au fur et à mesure, jusqu’à ce que Laura finisse par tourner lui tourner le dos. Premigner organise donc dans le détail de son montage le renversement d’une image (Laura façonnée par Lydecker) par une autre censée rendre compte de son éloignement. Cette dynamique témoigne toutefois moins de l’allure polymorphe de la jeune femme que de sa capacité à s’extraire de l’influence de son Pygmalion. L’opacité de Laura grandissante est d’ailleurs représentée de manière très littérale lorsqu’elle apparaît successivement, aux côtés de ses amants, sous la forme d’une ombre chinoise et partiellement masquée par la fumée d’une cigarette.
Le point aveugle
La mise en scène tire dès lors sa puissance et son étrangeté de sa capacité à graviter autour de Laura comme d’un point aveugle. Son « retour parmi les vivants » au mitan du film s’apparente d’ailleurs moins à une péripétie qu’à un cérémonial visant à célébrer le caractère exceptionnel de sa réapparition. La scène figure d’abord le désir que McPherson éprouve à l’égard de Laura par deux rais de lumière qui unissent le visage peint de la jeune femme et les yeux du lieutenant, enfoncé dans son fauteuil pour faire de ces deux axes les lignes de force du cadre. Ce principe est maintenu jusqu’à ce que la caméra se rapproche de la tête du policier qui, en s’endormant, tombe du côté opposé au tableau. Le récit, déjà sensiblement ralenti, semble alors s’arrêter complètement, tandis que s’ouvre, l’espace d’un court instant, une béance à l’intérieur de la mise en scène (le portrait n’est plus investi par aucun regard) et du montage (c’est l’un des rares cuts de la séquence). Or, c’est par le truchement de cette trouée que Laura intervient dans l’histoire, car pour la première fois sa présence n’est plus médiatisée par un autre point de vue. Une fois entrée dans l’appartement, elle se place à la gauche du tableau, produisant un effet de contraste entre ses vêtement blancs et les tons sombres de la peinture. Cette opposition souligne la coprésence problématique entre le corps réel de la jeune femme et sa représentation. La suite de la scène ne fera que dérouler les conséquences logiques en figurant l’évolution du regard de McPherson par sa trajectoire dans l’espace : après avoir été séparé de Laura par le portrait qui trône au-dessus d’eux, il finit par prendre la place de ce dernier au centre de l’image, reléguant la peinture en périphérie du cadre puis à l’arrière-plan.
Vers la parole
Laura constitue le point aveugle du film précisément parce que sa représentation soulève un problème esthétique et moral voué à animer toute l’œuvre du cinéaste viennois : comment filmer un personnage sans réduire sa singularité à un ensemble de symboles ? Son talent est d’avoir articulé cet enjeux, dans ses grands films de femmes (Ambre, Le Mystérieux Docteur Korvo, Un si doux visage), à un principe sociologique : la liberté d’une femme est impossible si elle ne détient pas la maîtrise préalable de ses conditions de vie, sur le plan matériel et relationnel. Les masques que revêt Laura ne témoignent donc pas de son hypocrisie, mais de son isolement à l’intérieur du « monde hyper-civilisé, sceptique, à la fois méfiant et indifférent, exigeant et sans gratitude » qui caractérise l’univers premingerien. Il n’est pas anodin que le rapprochement amoureux final entre elle et McPherson repose d’ailleurs sur le dépassement d’un certain nombre de seuils séparant les personnages, comme le montre une scène d’interrogatoire à la toute fin. Suspectant Laura d’avoir assassiné la maîtresse de son fiancé, McPherson braque sur elle deux puissantes lampes qui écrasent ses traits jusqu’à faire ressembler son visage à un masque blanc. Acculée par les questions du policier, Laura oppose alors à son regard scrutateur la beauté de son visage dans son plus complet dénuement, tout en lui demandant de couper les lampes. McPherson, troublé, s’exécute aussitôt, puis passe de l’autre côté de la table. Il laisse alors apparaître, question après question, les sentiments qu’il nourrit à l’égard de la jeune femme. Opérant la transition entre un relation purement scopique (Laura est l’objet du regard de McPherson) à un échange d’égal à égal, cette scène contient en filigrane le sujet des grands films moraux de Preminger, à savoir que la reconnaissance de la singularité d’autrui passe toujours par l’interlocution. Le cadre de l’interrogatoire est ici vecteur d’une règle tacite (dire la vérité) qui se retourne contre McPherson (il avoue sa jalousie amoureuse), et instaure ainsi un nouveau type de conduite entre hommes et femmes, qui sera au cœur des chefs‑d’œuvre à venir de Preminger : l’honnêteté.