Chaque semaine depuis la fermeture des salles de cinéma, nos rédacteurs profitent de rediffusions télévisées pour évoquer quelques films marquants.
Nous, les Gitans d’Alberto Spadolini
Disponible en replay sur la plateforme HENRI de la Cinémathèque Française jusqu’à la réouverture de l’établissement.
Nous, les Gitans est un court-métrage documentaire réalisé en 1950 par le chorégraphe Alberto Spadolini. Sans commentaire, le cinéaste laisse les images s’exprimer par elles-mêmes et capte une série de danses andalouses menées par une communauté nomade aux origines maures. Dans la nuit au coin d’un feu, la caméra se positionne en face des danseurs entourés par les gitans et leurs charrettes. En donnant un point de vue interne au groupe, le cinéaste semble s’intégrer pleinement à la communauté et inviter le spectateur à en faire de même. La plupart des plans, très longs, retranscrivent les danses dans leur intégralité ; une absence de rupture qui permet de dilater le temps et d’ouvrir le film à une forme d’onirisme, un glissement accentué la brume et les flammes qui entourent la communauté. Le film s’ouvre et se termine par ailleurs sur une roue de charrette qui tournoie, un symbole qui fait écho aux mouvements des danseurs et renvoie à une vie dictée par le rythme cyclique du nomadisme. La communauté gitane devient alors hors du temps : elle sort de la brume comme elle sortirait d’un songe. À partir d’une matière documentaire, Spadolini déploie en somme une représentation poétique de la réalité, à mi-chemin entre le songe et le réel.
Victor Touzé
Speed Racer de Lana et Lilly Wachowski
Diffusé sur Action le 27/05 à 20h50.
Délire pictural, blockbuster survitaminé et ode à l’enfance, Speed Racer est avant tout un grand spectacle cinétique où les images défilent et s’enchevêtrent à un rythme ahurissant. Dans ce film des sœurs Wachowski, hommage à un anime consacré à l’univers de la course, les bolides vont vite, très vite, si vite qu’une fois près du bitume, la netteté des images est mise à l’épreuve du framerate. Loin des 120fps de Gemini Man, chaque frame donne à voir des traînées de pixels flous, des formes troubles auxquelles seul le défilement des images permet de redonner des contours discernables. Dans leur furie motorisée, les pilotes semblent abandonner une partie d’eux-mêmes sur la piste – une empreinte lumineuse ou une trace. Une façon d’en revenir à la chronophotographie (on peut apercevoir, dans le décor du dernier circuit, un zèbre semblable au cheval de Muybridge) et d’embrasser dans le même temps les voies ouvertes par le cinéma numérique. Si la chronophotographie révèle un monde de fantômes, en ce qu’elle saisit et maintient l’empreinte temporelle d’un mouvement passé, le numérique a aussi la possibilité de garder en mémoire la trace du passé, l’information de l’image qui l’a précédée pouvant subsister à l’écran. Film avant-gardiste à bien des égards, Speed Racer suit également le récit d’une initiation : celle d’un jeune garçon qui marche sur les pas de son grand frère – un aîné en l’occurrence disparu sur la piste. Cet horizon mortifère prend forme dès la toute première course : recordman du circuit, le défunt frère dispose, comme dans un jeu vidéo, d’un hologramme à son effigie, un ghost rejouant incessamment le même trajet tant que son chrono n’aura pas été battu. Tout au long de cette course entrecoupée de flashbacks, le cadet échange ainsi régulièrement sa place avec le fantôme de son aîné, aimanté à cette vision sépulcrale qu’il ne peut vaincre sans provoquer sa disparition définitive. Le dilemme qui s’offre à lui est alors aussi beau que tragique : remporter la course aurait pour conséquence d’effacer à jamais cette image qui lui est chère, quand rester en deuxième position reviendrait à demeurer prisonnier des chaînes d’un douloureux passé. Tout à fait conscient de l’impasse dans laquelle il se trouve, le jeune pilote versera une larme avant de freiner brutalement aux abords de la ligne d’arrivée. Son choix annonce le retour du défunt dans le monde des vivants ; un frère qui ne le maintiendra pas à sa place de cadet, celle de l’éternel second, mais qui l’aidera à prendre un temps le devant de la scène.
Corentin Lê
Le Mystérieux Docteur Korvo d’Otto Preminger
Diffusé sur TCM le 29/05 à 09h40.
Au regard des autres films inaugurant la mode psychanalytique à Hollywood, Whirlpool (ou, en français, Le Mystérieux Docteur Korvo) pourrait presque faire profession de sobriété. Hormis une drôle de scène d’auto-hypnose (aussi ridicule scénaristiquement que brillamment mise en scène) et une longue déambulation nocturne dont l’étrangeté préfigure Les Yeux sans visage, Preminger filme surtout, dans la thérapie hypnotique que le docteur David Korvo (José Ferrer) réserve à la kleptomane Ann Sutton (Gene Tierney), l’emprise peu à peu exercée par un charlatan sur un esprit malade. C’est le sujet d’une scène bizarre au début du film où, dans le salon vide d’une soirée mondaine, le médecin hypnotise la jeune femme, lui dicte ses mouvements et fait ressurgir en elle l’impérieux besoin de voler. Derrière la relation asymétrique que dessine la scène et le suspense à la Caligari qu’elle installe (Korvo utilisera la maladie de Sutton pour perpétrer son crime), on pourrait déceler une analogie, troublante pour qui – comme l’auteur de ses lignes – aime Preminger sans borne. Il y a en effet de nombreuses similitudes entre l’autoritaire Korvo et le tyrannique Preminger, deux directeurs d’acteurs tirant avantage (criminel ou artistique) de femmes (patientes ou personnages) qu’ils disent guidés par un désir inconscient. En son temps, De Quincey avait montré que le crime et l’art sont de la même engeance, mais cette comparaison est à charge contre le cinéaste : n’a-t-il eu de cesse de rappeler (au moins jusqu’à Un si doux visage) que le comportement mystérieux de ses héroïnes procédait en réalité soit d’un mobile crapuleux, soit d’une « tare » redevable à une nosographie psychiatrique éculée (hystérie, nymphomanie, etc.) ?
Lesté de cette approche de la vie psychique en générale et féminine en particulier, Whirlpool est, comme beaucoup de films de Preminger, très imparfait. Reste la bizarrerie de la scène évoquée, qui soulève deux questions : comment un cinéaste à la discrétion proverbiale a-t-il pu se prendre à ce jeu de miroir déformant, sans distance critique ni autodérision (dont il ne manquait pourtant pas) ? Pourquoi le souvenir laissé par la séquence se concentre-t-il sur quelques fragments isolés, détails a priori insignifiants mais à la fascination durable ? Au moment où Korvo, ivre de pouvoir et de désir contenu ordonne à Sutton de lui prendre la main, celle-ci refuse, ferme la sienne, baisse le visage et tout son corps se met à traduire son refus de coopérer au viol de son esprit. En dépit de l’hypnose et de la maladie psychique, le comportement de la jeune femme paraît coordonné par une activité émotionnelle subtile, tout à fait irréductible à un mobile bassement psychologisant. On pourrait hasarder l’hypothèse que ce plan dévoile moins le mobile de ses actions qu’il n’est l’écrin du surgissement d’un secret enfoui en Ann, jamais élucidé dans le film, mais qui en constitue pourtant le cœur vibrant. Il semble que ce secret résonne avec les mouvements du visage de Gene Tierney, dont l’abaissement léger et le regard inquiet font que quelque chose, à l’image, « résiste ». Afin d’en saisir la teneur, il est probablement nécessaire de ne pas s’arrêter à analyse de détail et de glisser vers une étude de plus grande ampleur, à propos de films affichant davantage de sensibilité à la complexité psychologique des personnages féminins – peut-être en commençant par revoir Daisy Kenyon (Femme ou maîtresse), sublime Crawford movie sorti deux avant Whirlpool où resplendissent les doutes d’une femme entre deux hommes et deux âges ? Affaire à suivre…

Thomas Grignon
Gran Torino de Clint Eastwood
Diffusé sur TMC le 31/05 à 20h50.
Walt Kowalski, veuf en rupture de ban avec ses enfants et vétéran de la guerre de Corée, surprend dans son garage le rejeton du voisinage hmong, qu’il abhorre, en train de lui dérober sa Ford Gran Torino – la prunelle de ses yeux – sous la pression d’une bande de voyous. Vivement réprimandé par le vieil aigri, Thao s’efforce de racheter l’outrage en lui proposant ses services, négocie et se met au travail. Sous l’œil attentif de Walt, il consolide une gouttière, se débarrasse d’un tas de gravas et de persiennes usées, débroussaille le terrain pour éclaircir la vue, brosse la peinture écaillée du bardage et rafraîchit la façade d’un coup de pinceau. Cette séquence de réparation, toute anodine dans ce qu’elle présente, prend pourtant une autre dimension au gré des fondus qui lient entre elles chaque petite tâche accomplie par Thao. Dans l’enchaînement liquide des images, la silhouette évanescente du vieillard se mêle au corps menu du garçon jusqu’à s’y confondre, suggérant la réévaluation d’un regard et révélant comme un passage de flambeau. Dans un plan aussi bouleversant que fugace, Thao, courbé contre l’arbre qu’il s’efforce de redresser à la sueur de son front battu par la pluie, semble littéralement travailler la stature décatie de Walt, la retaper, creuser une tombe pour un fantôme avant de s’adosser à la souche pour s’y reposer. Tout cela ne dure guère qu’une minute, pendant laquelle l’entremêlement des lignes (celles de la maison, des habits du garçon, du drapeau en berne…) redessine une géométrie filiale et patriotique, dans un triple horizon reconduit à l’échelle du film : la réconciliation d’un homme avec son passé (la guerre de Corée), le renouvellement d’un héritage (le fils choisi contre la descendance biologique) et le resserrement d’une communauté (pour répondre à la violence fondatrice, un accord de volontés).
Sylvain Blandy