Projet ambitieux supervisé par Darryl F. Zanuck, Ambre porte à la fois la patte esthétique de son producteur mégalo et les obsessions thématiques de son réalisateur pour qui la noirceur humaine et l’ambiguïté de ses personnages étaient les principaux leitmotive. Aujourd’hui édité en DVD et en Blu-Ray par Sidonis, le film n’a rien perdu de sa superbe et reste comme le premier magnifique accroc entre l’insolent Preminger et les ligues de vertu de l’époque.
L’incroyable succès rencontré par l’adaptation d’Autant en emporte le vent de Victor Fleming n’a jamais cessé de faire des envieux à Hollywood. Son producteur, David O. Selznick, a même essayé à plusieurs reprises de réitérer ce triomphe, l’une des plus fameuses tentatives restant probablement Duel au soleil de King Vidor. En 1947, soit quelques années après le raz-de-marée mondial que provoquait le passage sur grand écran du roman de Margaret Mitchell (dont seize millions d’entrées en France au cours d’une exploitation pourtant tardive en 1950), Darryl F. Zanuck reprend la recette de son concurrent en se lançant dans la coûteuse production d’une adaptation de Kathleen Winsor. Sur fond d’intrigue historique dans l’Angleterre du XVIIe siècle, le scénario dresse le portrait peu conformiste d’une jeune arriviste, Ambre St Clair, usant de ses charmes et de sa remarquable beauté pour s’élever socialement et s’affranchir de sa condition d’origine. D’abord confié à John M. Stahl (auteur du très beau Péché mortel en 1945) avec la jeune Peggy Cummins dans le rôle-titre, le projet tombe finalement dans les mains d’Otto Preminger qui, après avoir dû faire son deuil de Lana Turner, accepte de diriger pour la troisième fois l’envoûtante Linda Darnell (après Crime passionnel en 1945 et Quadrille d’amour en 1946).
De cette commande, le réalisateur de Bonjour tristesse tire pourtant une œuvre très personnelle dans la droite lignée de ses films les plus vénéneux qui ont fait sa réputation. Parfaite synthèse de ses personnages féminins les plus marquants, Ambre est une ambitieuse dont le visage angélique n’est qu’un trompe‑l’œil, un moyen de détourner le regard du venin qu’elle tente d’injecter dans le sang de chacune de ses victimes. La jeune femme a l’incandescence de Laura (dans le film du même nom, 1944), le masochisme romantique de Diane dans Un si doux visage (1952) ou encore la sensualité ambiguë d’une autre Laura dans le fameux Autopsie d’un meurtre (1959). Elle est un tout, une matière inespérée et intarissable pour cette forme de romanesque qui a toujours passionné Preminger. Débarrassé d’une ironie qui aurait cruellement amoindri la force du portrait, le réalisateur préfère coller au plus près de la vérité de son personnage, évitant tout jugement sur ses calculs amoureux. Cette absence de regard moralisateur vaudra au film de gros démêlés avec les censeurs de l’époque qui y voyaient là une sérieuse entorse à la responsabilité d’Hollywood sur la promotion des bonnes mœurs. Peu enclin au consensus, le réalisateur d’origine austro-hongroise rencontrera de nouveaux problèmes avec La lune était bleue (1953), L’Homme au bras d’or (1955) et Autopsie d’un meurtre (1959).
Le plus passionnant dans Ambre est cette trajectoire sans cesse contrariée, cette dynamique à deux vitesses ou aux sens opposés qui font de son personnage principal un vivier de contradictions passionnantes. Recueillie à la naissance par un couple d’humbles paysans, la jeune femme fait constamment entendre sa soif d’élévation sociale, son désir de s’affranchir d’un déterminisme qui l’enchaînerait malgré elle à une terre crasseuse. Les moyens qu’elle emploie dessinent la ligne directrice du film : obéissant aux règles d’un récit parfaitement millimétré, la jeune femme gravit chaque échelon social et justifie par sa seule ambition les changements de tableau (de la scène d’un théâtre jusqu’à la cour du roi). Chaque nouvelle étape de son existence amène un nouveau décor, une nouvelle géométrie qui fait d’elle un élément de plus en plus central. Pourtant, cette ascension n’obéit à aucune règle stricte puisqu’elle est contrariée par un élément sous-jacent qui lézarde régulièrement le dispositif : l’amour qu’Ambre porte à Bruce Carlton devient un point d’ancrage dans le passé, un retour à l’origine, justement. La scène la plus éloquente est probablement celle qui la conduit à s’absenter de son propre mariage (se déroulant dans un cadre champêtre où le technicolor bat son plein) pour rejoindre l’être aimé à Londres où la peste sévit.
L’influence d’Autant en emporte le vent est indéniable. Des scènes de duel au spectaculaire incendie qui permet à Ambre de s’asseoir sur une colossale fortune, le film d’Otto Preminger s’inscrit dans la droite lignée des grandes productions des années 1940. Mais le cahier des charges, s’il est admirablement rempli, n’en minore pas moins ce complexe portrait de femme d’où éclore par moments une humanité désarmante. Sans cette condescendance un peu misogyne qui, dans un tout autre registre, pouvait plomber Darling de John Schlesinger (autre fameux portrait d’une arriviste usant de ses charmes), le réalisateur ne se contente pas ici de jouer à la poupée. Au contraire, l’incarnation est ici entière, notamment grâce au jeu habité de Linda Darnell qui s’éloigne des compositions sophistiquées de l’époque. Son indéniable beauté, sa maîtrise des artifices et du phrasé ne l’empêchent pas de représenter la souffrance d’une frustration ancestrale, celle ne pas pouvoir exister autrement qu’elle ne paraît à l’image, de ne jamais pouvoir accéder à sa propre vérité. C’est le lot de la plupart des héros et héroïnes du cinéma de Preminger. Ambre en est donc une nouvelle et admirable illustration.