Plutôt méconnu dans la filmographie d’Otto Preminger, Le Mystérieux Docteur Korvo ne doit pourtant pas être réduit à une pâle copie du mythique Laura, sorti cinq ans plus tôt. Plus qu’une relation triangulaire ambiguë organisée autour de l’unique et troublante Gene Tierney, le film est une élégante variation aux accents doux-amers sur la part obscure de chacun.
Alors que la Cinémathèque Française s’apprête à célébrer l’un des réalisateurs de l’Âge d’or hollywoodien les plus inventifs et ambigus, les Cinémas Actions ont la bonne idée de se focaliser sur un film moins connu, écarté de la case chef-d’œuvre, mais pas moins intéressant pour autant. Dans la parfaite lignée de ceux qui ont fait la réputation de Preminger, de Un si doux visage à Autopsie d’un meurtre en passant par L’Homme au bras d’or, Le Mystérieux Docteur Korvo scrute avec une précision tragique – que certains ont un peu trop rapidement qualifiée de cynisme – les grandes contradictions humaines. Entre représentation sociale et obscur objet du désir, le réalisateur soumet ses personnages à d’inattendues pulsions de mort, à la lisière d’un romantisme éprouvé joliment borderline. Parfaitement conscient des inhibitions de son époque, Preminger sera d’ailleurs l’un des premiers à faire de la sexualité un enjeu frontal, sans périphrase ni métaphore (La lune était bleue, Carmen Jones, etc). Pas encore arrivé à ce stade en 1949, Le Mystérieux Doctor Korvo s’engouffre néanmoins dans l’intérêt soutenu que Hollywood s’est mis à nourrir pour la psychanalyse au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
Un peu à la manière d’un Hitchcock ou d’un Lang, Le Mystérieux Doctor Korvo s’inscrit dans la prise de conscience suivante : le traumatisme du conflit des années 1940 a redessiné les contours du mal. Celui-ci ne prend plus nécessairement les traits d’un personnage extérieur (ce que le maccarthysme des années 1950 redéfinira à nouveau) mais peut sommeiller en chacun de nous. Gene Tierney, actrice de l’ambivalence par excellence, capable de jouer sur les registres les plus extrêmes, fut l’incarnation parfaite de cette fêlure : dotée d’un physique d’ange, elle fut à plusieurs reprises celle par qui le mal s’insinua (Péché mortel en fut d’ailleurs l’une des plus éclatantes démonstrations). L’ouverture du Mystérieux Docteur Korvo en est la parfaite illustration : épouse élégante d’un psychanalyste réputée, la jeune femme est arrêtée par la sécurité d’un grand magasin en flagrant délit de vol. Cette kleptomanie honteuse la met à la merci d’un hypnotiseur qui, en la tirant de ce faux pas, exploite ce non-dit pour contraindre la fautive à endosser un crime encore plus important : le meurtre d’une autre femme.
À partir de là se noue un véritable conflit autour de la voleuse que tout accuse : d’un côté, un mari aimant qui, bien que psychanalyste, passe à côté des troubles de son épouse en ne voyant en elle que douce perfection ; de l’autre, un hypnotiseur malveillant, héros masochiste typique du cinéma de Preminger, clairvoyant sur les failles (et la honte) d’une femme qui s’expose à l’imposture sociale. Entre ces deux projections, Gene Tierney vacille et se fragilise, en quête d’une mémoire perdue qui l’amène à s’interroger sur ses motivations inconscientes. Si le travail introspectif opéré par l’héroïne pour découvrir la vérité obéit un peu trop à certaines lois du genre qui ramènent le film sur une voie un peu plus connue, Otto Preminger excelle lorsqu’il s’agit de scruter le vernis qui craque. Il injecte une mystérieuse ambiguïté dans chaque rapport entre les personnages, redéfinissant systématiquement les contours de la responsabilité et jetant un voile mélancolique sur les faits et gestes de chacun. Une belle manière de montrer combien on peut rester étranger à soi-même.