En amont de la sortie très attendue d’Avatar : La voie de l’eau, le premier volet de la saga de James Cameron retrouve le chemin des salles. L’occasion de revenir sur le film et son héritage.
Josué Morel : Avant de questionner l’héritage d’Avatar, dont la suite sortira dans quelques semaines, il me semble important de revenir sur ce que la découverte du film a représenté en 2009. Avatar est un vieux projet que Cameron a mis en chantier au milieu des années 1990 et qu’il comptait réaliser juste après la sortie de Titanic. Le film a toutefois été longtemps repoussé car Cameron ne jugeait pas disposer des moyens techniques nécessaires pour donner vie au monde qu’il avait en tête. Il a fallu attendre plusieurs années, avec notamment le passage de la motion capture à la performance capture, pour qu’Avatar voit le jour. Il me semble qu’à ce sujet, la sortie du film marque en théorie un point de bascule tout à fait passionnant. Le cinéma, contrairement à d’autres arts tels que la littérature, est conditionné par certaines limites : financières (qui ne concernent pas ou peu un cinéaste du statut de Cameron), matérielles et techniques. L’imagination, en principe, ne suffit pas ; encore faut-il donner corps à une vision. Or Avatar incarne quelque part un renversement du rapport de force entre technique et imagination qui a longtemps prévalu dans l’histoire du cinéma : il porte implicitement la promesse d’un cinéma où l’imagination ne serait plus limitée par la technique, mais dont la technique serait désormais limitée par l’imagination. Il me semble que cette donnée explique en partie les réactions au fond contrastées suscitées par le film, et qu’elle est même probablement à l’origine d’un malentendu. Cameron dispose de tous les moyens possibles pour représenter, a priori, du jamais vu, mais n’envisage pas du tout les Na’vis, la peuplade extraterrestre au cœur du film, dans un rapport d’altérité radical. Cela m’avait marqué en 2009 : le film nous propulse à l’autre bout de l’univers pour dévoiler un monde dont les us et coutumes sont calqués sur les nôtres ; une société où l’on enterre ses morts, dont les membres s’embrassent sur la bouche et font montre de pudeur… Ce qui n’a rien d’évident, lorsqu’on s’imagine découvrir une vie intelligente à plusieurs années-lumière de la Terre. En principe, on peut comprendre une certaine déception, même si je crois en fin de compte que c’est prendre le film par le mauvais bout : Avatar n’est pas aussi inventif qu’attendu.
Adrien Mitterrand : James Cameron s’est toujours défendu de vouloir révolutionner le cinéma. Ceci étant dit, quand on revoit Avatar, force est de constater que le film raconte l’apprentissage d’un regard, la rencontre avec une altérité, etc. C’est le parcours du personnage mais aussi celui du spectateur, synthétisé dans l’une des répliques célèbres du film : « I see you. » Le film annonce un passage de cap, presque philosophique, en ce qui concerne le statut des images et de l’imaginaire : que faire de cet autre monde, de l’inexploré ? C’est un peu comme si, au moment où sort Avatar, l’imaginaire hollywoodien était en crise et qu’il fallait le réinventer en lui donnant un nouveau souffle.
J. M. : C’est juste, d’autant que l’ouverture du film nous dévoile une caricature de futur dystopique, dont le fourre-tout témoigne d’un déficit de croyance : la Terre est devenue un espace générique, stéréotypé, qui condense les tropes de la littérature et du cinéma de science-fiction. Arriver à Pandora revient à croire à nouveau, à investir des images « revirginisées », si je puis dire les choses ainsi. La planète extraterrestre apparaît d’ailleurs au début du film à la faveur d’un reflet sur la surface métallique d’un vaisseau. Pandora est avant tout une image.
A. M. : Oui, et l’un des enjeux du film reste de confronter deux régimes d’images : tandis que les images en prise de vues réelles se vident peu à peu de leur substance, les images numériques gagnent en épaisseur. Peu de films ont témoigné d’une telle ambition.
Corentin Lê : En 1982, le premier Tron essayait déjà, en pionnier, de figurer cette rencontre entre deux régimes d’images – avec plus ou moins de réussite. La technique limitait réellement ce qu’il était possible de figurer ou d’imaginer. Par défaut, le film recourait même au dessin et à l’animation traditionnelle pour représenter un monde entièrement numérisé. Plus d’un quart de siècle après, Avatar est parvenu à repousser de manière spectaculaire la frontière devant laquelle Tron restait bloqué. Le problème que tu évoques Josué tient peut-être aussi au fait qu’Avatar s’en remet, pour représenter cette traversée, à un imaginaire colonial dont nous sommes, spectateurs occidentaux, déjà très familiers, avec la rencontre entre des colons et une population autochtone – les Na’vis – qui s’apparente aux peuples d’Amazonie ou de l’Océan Pacifique. C’est là que l’imaginaire d’Avatar nous maintient un peu les pieds sur terre, alors même que le film promet, dès le départ, une envolée. Sans que la chose soit vraiment rédhibitoire, Avatar ressemble parfois plus à Danse avec les loups qu’à un film qui élargirait le champ des possibles. Notre imaginaire culturel évolue toujours moins vite que la technique.
A. M. : En 2009, on avait un peu l’impression que le film compensait son bond en avant technique par un recours assumé à des structures et des conventions plus rassurantes, comme pour ne pas perdre le spectateur.
J. M. : C’est là qu’il faut, je pense, dissocier la promesse que porterait indirectement Avatar et ce qu’il accomplit dans les faits, car une fois débarrassé des attentes, se cache malgré tout un beau film. Il y a évidemment plusieurs choses qu’on peut lui reprocher, même s’il me semble un peu facile de pointer du doigt que les aliens sont humanoïdes, bipèdes et parlent plus ou moins anglais. Avatar reste un grand spectacle hollywoodien. On peut en revanche s’étonner de la figuration de la nature, qui emprunte davantage à l’imaginaire de la Silicon Valley qu’à celui d’un retour réel au vivant. L’arbre sacré des Na’vis s’apparente à un data center, les tresses des personnages, qui leur permettent de se connecter à la faune et à la flore, évoquent explicitement la fibre optique, tandis que la religion des autochtones prend la forme d’un network entre l’ensemble des organismes de la planète. Sur ce point, le discours supposément écologiste du film a déjà bien vieilli. Mais il me semble que là encore, il s’agit d’une fausse piste : par les outils numériques et la fluidité du montage, Cameron veut surtout donner corps à un monde organique. Ce qui donne notamment de nombreux beaux raccords de mouvement, par exemple entre les hélicoptères et les créatures volantes que chevauchent les Na’vis.
C. L. : La structure même du récit épouse le principe du montage alterné, en passant d’un monde à l’autre. C’est un film assez exemplaire là-dessus.
J. M. : Tout à fait. C’est là que le film se révèle convaincant, davantage que sur la représentation d’un imaginaire inédit.
A. M. : Cameron essaie aussi peut-être quelque part d’accomplir le projet que portait George Lucas avec le premier Star Wars sorti en 1977, à savoir reconduire une base mythologique – celle, assumée, du monomythe – et s’en servir comme fer de lance d’un cinéma d’un nouveau genre. J’ai l’impression qu’Avatar repose sur le même principe : innover pour voir les mêmes choses autrement, en revenant au point de départ, quitte à convoquer des stéréotypes très rebattus, en particulier à travers les différents personnages : le sauveur blanc, la princesse aborigène, le guerrier rival et jaloux, le roi sorcier qui meurt en cours de route… rien ne manque. C’est sur ces fondations très convenues que Cameron bâtit Avatar, en parvenant peut-être à livrer un beau film en effet – mais qui se trouve, je suis d’accord, sans doute ailleurs.
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C. L. : Deux semaines avant Avatar, en 2009, est sorti Le Drôle de Noël de Scrooge de Robert Zemeckis, qui creusait une voie beaucoup plus dissonante et n’hésitait pas à entrer de plain pied dans l’uncanny valley. Zemeckis utilise les effets spéciaux pour effectuer des mouvements de caméra impossibles et a recours à la performance capture pour filmer des corps monstrueux et aberrants, ce à quoi Cameron ne se livre au fond que très peu. Avatar me paraît à cet égard parfois un peu trop prudent.
J. M. : Je pense que le film est tout de même plus radical qu’il n’y paraît sur la question de la performance capture et du double numérique. On ne l’a pas beaucoup dit, mais le point de départ d’Avatar est profondément macabre. C’est l’histoire d’un personnage, Jake Sully, dont le corps est à moitié mort – ses jambes sont paralysées. Son corps coupé en deux se dédouble ensuite par l’entremise d’un corps mort, celui de son frère jumeau, qu’il remplace dans le programme scientifique « avatar ». Le voyage vers Pandora constitue lui-même une forme de mort symbolique, avec ce « raccord », gommé numériquement pour ne former qu’un seul et unique plan, entre le crématorium où brûle son frère et le caisson cryogénique dans lequel Jake voyage jusqu’à la planète étrangère. C’est l’histoire d’un vivant qui prend la place d’un mort pour devenir un alien. Ce qui est très beau, c’est que cette traversée du miroir pour le moins retorse accouche d’un film vitaliste : Cameron filme l’émerveillement de réapprendre à marcher, à courir, à parler, à aimer, etc. Sur la naissance d’un lien et l’appréhension d’un corps étranger, le film se révèle par endroits étonnamment sensible. Il y a par exemple un geste surprenant dans la dernière scène du film, celle du transfert de Jake, qui est aussi un baptême. Neytiri embrasse les deux yeux de son corps humain, ce qui m’a rappelé le rituel funéraire de l’obole à Charon – deux pièces déposées sur les yeux des morts, pour payer la traversée du Styx aux Enfers. On accompagne la mort d’un corps pour célébrer la naissance d’un autre, on mélange les cérémonies funéraires et le baptême. Je reviens à Titanic, qui marquait lui aussi la fin d’une décennie avec un récit coupé en deux (entre passé et présent, entre les profondeurs et la surface, etc.). Cameron y envisageait le numérique comme la condition d’un entrelacement entre un horizon mortuaire et une promesse vitaliste. Il y ressuscitait l’épave, dans un morphing extraordinaire fondant la carcasse dans les abysses au paquebot avant son départ, comme il couplait le visage de Rose encore jeune à celui de la vieille dame ressassant sa jeunesse. L’un n’allait pas sans l’autre ; il fallait ressusciter le Titanic pour le voir sombrer à nouveau. Avatar recourt au numérique pour, là encore, revenir à un point d’origine : la découverte d’un monde, les premiers pas, les premiers regards. On revient aussi à la naissance du western, mais pour livrer un western cette fois-ci bien entendu décolonial. C’est là que le film est peut-être à rebours de sa promesse initiale : l’emploi de nouvelles techniques ne vise pas à représenter un monde inédit, mais à revenir à un récit fondateur.

C. L. : Ce que je retiens personnellement de mes différents visionnages du film au fil des années réside toujours dans les scènes les plus élémentaires : la première course de Jake avec son avatar, ou la première nuit qu’il passe, seul, dans la jungle, à partir du moment où il comprend que le monde réagit à sa présence, à ses mouvements, à ses actions. Lorsque Pandora, quelque part, lui répond. La végétation qui s’illumine sous ses pieds, les fleurs qui se rétractent quand il les effleure : c’est évidemment rappelé par son titre, mais Avatar met aussi en scène ce que cela implique que de diriger un corps dans un environnement interactif, pour ne pas dire vidéoludique.
J. M. : Là où Avatar serait donc vraiment novateur, c’est qu’il s’agit peut-être du premier film à être intégralement consacré à l’expérience d’une vie numérique.
A. M. : Exactement. Le film n’est d’ailleurs jamais plus beau que lorsqu’il met en scène un contact. Lorsque l’on touche une fleur à la fois numérique et extraterrestre, ou que l’on s’effleure entre créatures de nature différente, etc. Au début, le film distingue les deux réalités pour les opposer. On est soit du côté des humains, soit du côté des Na’vis. Mais au fur et à mesure du récit, la partie humaine devient de plus en plus aliénante et semble même perdre en substance en comparaison de la partie Na’vis. Le film installe progressivement une forme de malaise lors des différents retours aux corps « organiques ». Et ce qui est très beau, c’est que Cameron organise une rencontre impossible entre les deux régimes d’image à la fin du film, dans la scène durant laquelle Neytiri tient Jake dans ses bras.
C. L. : Pour revenir sur cette alternance que tu évoques, Adrien, il me semble qu’elle repose essentiellement sur le découpage général du film, qui laisse, à mesure que le récit progresse, de plus en plus de place aux segments dans la jungle, dans une sorte de doux glissement vers le rêve. L’art de Cameron est à ce sujet assez discret, puisque le malaise que tu évoques naît d’un déséquilibre distillé par le montage sur trois heures de film. Ce point me permet d’évoquer ce qui, tout de même, fait que je n’arrive pas à me passionner totalement pour Avatar, en dépit de ses qualités : en termes de montage et de cadrage, Cameron opte presque toujours pour la solution la plus évidente. La visibilité des effets en tant qu’effets n’est certes pas un gage de qualité, mais cela peut à mon sens expliquer l’héritage plutôt timoré d’Avatar : au-delà de son imaginaire un peu terre-à-terre, Cameron n’a pas non plus inventé une manière particulière de filmer en numérique.
J. M.: Avatar a tout de même défini quelque chose qui tient au rapport à la matière numérique. Le vent, la poussière qui vole lors de l’atterrissage sur Pandora, c’est quelque chose que l’on retrouve dans les nouveaux Star Wars, dans Star Trek…
A. M. : Et même dans Trois mille ans à t’attendre.
J. M. : Oui, c’est vrai. J’imagine que vous vous rappelez de la petite goutte d’eau au début d’Avatar. La caméra fait le point sur cette goutte, par un jeu de focales. Le passage de la Terre à Pandora implique une mise au point, en figurant la coprésence d’un corps physique et d’un élément numérique.
C. L. : Les atokirinas, ces méduses bioluminescentes, semblent aussi avoir été créées exclusivement pour la 3D, avec des points de lumière flottant dans toutes les directions. Ce sont des idées liées à la 3D que l’on a à mon avis peu retrouvées par la suite, ou alors de manière un peu trop sporadique, ce qui explique peut-être le nombre décroissant de films exploités dans ce format depuis dix ans… jusqu’à ce qu’Avatar 2 relance encore une fois l’intérêt pour cet outil.
A. M. : S’il y a quelque chose qui permet de distinguer la mise en scène de Cameron, c’est justement selon moi son utilisation des effets spéciaux. Il est un acteur majeur de l’intégration du numérique dans le cinéma. On parle toujours de Jurassic Park, mais Terminator 2 est sorti deux ans plus tôt et constitue une étape essentielle dans l’histoire des images numériques. Cameron y met littéralement en scène l’affrontement des images de synthèse et des animatroniques. La liquidité du T-1000 incarne le retournement d’une limitation des effets numériques de l’époque (qui paraissaient « trop » fluides et métalliques pour parvenir à imiter un corps organique), dans le but d’en faire un élément visuel de caractérisation d’un personnage inoubliable.
C. L. : Il travaille l’intégration de ces effets plus que leur monstration.
A. M. : Tout à fait. John Knoll et Joe Letteri, responsables des effets visuels d’Avatar, ont d’ailleurs déjà travaillé plusieurs fois avec James Cameron : ils figuraient déjà au générique d’Abyss ! Chaque film de Cameron est l’occasion de créer de nouveaux outils pour aller plus loin et ce long cheminement mène, au bout du compte, à Avatar. Pour reprendre le fil de cette évolution : on part de l’imitation imparfaite d’un visage (dessiné sommairement à la surface de l’eau dans Abyss), puis on passe par un corps qui se matérialise entièrement dans Terminator 2, pour finir avec un écosystème complet dans Avatar. Pendant trente ans, Cameron a en quelque sorte permis au numérique de s’extraire de l’imitation d’un corps pour devenir un outil qui façonne un monde avec ses propres codes.
J. M. : Cela va même plus loin. Avec Titanic, que je tiens pour son meilleur film, on se rend compte que le numérique permet le passage d’un extrême à l’autre, comme je l’évoquais tout à l’heure à propos de l’usage que Cameron fait du morphing. Je pense que cette hyper-fluidité, cette hyper-porosité entre deux états, constitue au fond le grand projet numérique de Cameron. Avatar est un terrain parfait pour cela : le film traite avant tout de l’identité numérique, de la synthèse du corps physique et d’un autre déployant des potentialités nouvelles, libéré des contraintes et du poids de la matière.
C. L. : Mais, pour le coup, il n’y a pas de morphing dans Avatar. Cameron utilise d’autres formes de coupe qui ne sont pas spécifiques au numérique.
J. M. : À quelques exceptions près, c’est plutôt vrai. Mais le film n’est malgré tout pas si éloigné de Titanic dans la fluidité de ses raccords et la précision de son montage. Il y a aussi une mise en abyme commune : dans Titanic, on trouve un personnage de réalisateur en train de tourner un film, quand, dans Avatar, Jake est au fond un acteur soumis à l’influence de deux metteurs en scène distincts, la scientifique et le colonel.

L’âge d’or
J. M. : Pour revenir à l’influence d’Avatar, il faut se rappeler que sa sortie a provoqué un réel élan autour de la 3D, au-delà du champ du blockbuster. De nombreux cinéastes chevronnés s’y sont frottés : Spielberg a fait Tintin, Scorsese Hugo Cabret, Coppola Twixt, Herzog La grotte des rêves perdus, Godard Adieu au Langage. Mad Max : Fury Road et Life of Pi sont eux aussi en 3D… Par ailleurs, Avatar a aussi précédé une série de films assez mutants et passionnants sur la performance capture, comme La Planète des singes : Les Origines. Même si la 3D, il est vrai, a fait long feu, il y a eu cette émulation collective après Avatar.
C. L. : Pour moi, elle n’a pas tenu sur la durée mais elle a quand même tenu ses promesses, ne serait-ce que dans la poignée de films que tu mentionnes, auxquels on pourrait d’ailleurs ajouter Gemini Man ou Le Roi Lion.
J. M. : Tintin me semble en particulier un film incroyable sur la liquidité des images et l’exploration de la profondeur de l’espace par le numérique. Gravity contient aussi des choses notables sur la 3D, quelles que soient les réserves que l’on peut avoir à son propos. Avatar a ouvert une parenthèse entre 2010 et 2015, une sorte de mini-âge d’or du blockbuster contemporain, l’une des plus belles pages du cinéma américain récent, ce dont la critique n’a pas réellement eu conscience sur le moment.
C. L. : Sans Avatar, je ne sais pas si cette vague de films aurait été en effet possible. Quand on y pense, Beowulf de Zemeckis est sorti deux ans avant Avatar et semblait déjà conçu pour la 3D. Sauf que peu de salles se sont équipées pour l’occasion parce que sa dimension mutante et monstrueuse n’était clairement pas assez porteuse – au contraire du cinéma plus fédérateur de Cameron.
J. M. : C’est que Zemeckis fait un cinéma plus proche du cinéma d’animation, qui n’a pas été bien compris. Il est précurseur d’Avatar, mais reste sur un terrain hybride.
C. L. : Oui, Zemeckis s’est quelque part marginalisé au fil de ses expérimentations, alors que Cameron a su arrondir les angles avec Avatar jusqu’à occuper, à ce niveau, une place centrale.
J. M. : Cette idée d’une place centrale à partir de laquelle Cameron redéfinit en partie les contours du blockbuster me semble pertinente ; il s’est d’ailleurs passé la même chose avec Titanic. Un très bel article de Jean-Marc Lalanne dans les Cahiers du cinéma posait l’hypothèse que le film, par son rayonnement, annonçait peut-être l’avènement d’un âge néo-classique, en opposition au maniérisme dominant des années 1990. Mais Avatar ouvre une séquence tout de même davantage placée sous le signe de la mutation et de la porosité entre les formes. Je pense par exemple aux incursions, inégales mais intéressantes, en dehors de l’animation des cinéastes de Pixar (Brad Bird avec À la poursuite de demain et Andrew Stanton avec John Carter, deux films reposant sur un écart entre deux mondes), ou encore Cloud Atlas des Wachowski avec ses raccords entre les nombreux récits. Cette période exaltante se referme avec un double phénomène concomitant : le succès de Mad Max : Fury Road (qui a été abusivement loué pour ses effets spéciaux supposément « traditionnels », alors même que c’est justement par l’usage du numérique et du fond vert que George Miller s’émancipe de la matière et déploie son sens de l’action comme il ne l’avait fait dans aucun des autres Mad Max) et la montée en puissance progressive de Marvel. Si les films Marvel sont baignés d’images numériques et ne cessent de dresser des ponts entre des personnages, des époques et des espaces, la donne n’est plus tout à fait la même : loin d’être composites, ils s’inscrivent plutôt dans une grande machine narrative aseptisée au sein de laquelle ils finissent par se confondre. Le triomphe de la formule Marvel a participé à l’assèchement de la vitalité du blockbuster.
A. M. : C’est vrai que Cameron est venu s’installer aux côtés de Spielberg comme le grand artisan de films-événements qui ouvrent et referment des périodes. Il y a d’ailleurs, à bien y regarder, quelque chose de cyclique : Titanic, tu l’as dit Josué, ouvrait une sorte d’âge d’or hollywoodien, une période durant laquelle tout semblait possible grâce au numérique (Matrix, la trilogie du Seigneur des Anneaux, etc.), et puis une lassitude s’est peu à peu installée, indépendamment de la qualité des films : le cinéma hollywoodien nouveau, celui de l’ère numérique, paraissait perdre en prestige. Jusqu’à l’arrivée d’Avatar.
J. M. : Oui, il est vrai qu’un systématisme est né après le Seigneur des Anneaux, celui du montage parallèle ou alterné comme clef de voûte du spectaculaire. Nolan est l’un de ceux qui incarnent le mieux cette tendance, avec The Dark Knight, Inception ou encore Dunkerque, qui pousse le principe jusqu’à la caricature. Game of Thrones repose également sur ce système… Avatar fait certes un usage important du montage parallèle, mais dans une perspective tout à fait distincte, qui ne vise pas à diluer la narration ou à maintenir une même note d’intensité en l’éparpillant sur plusieurs actions liées. Or cette systématisation au cours de la deuxième partie des années 2000, même si l’on ne peut pas totalement découper et cloisonner les périodes de manière franche, présente des points communs avec l’avènement de la formule Marvel/Disney… Le montage parallèle et le montage alterné semblent comme avoir débordé des films : il s’agit non seulement du cœur esthétique d’un film comme Infinity War, mais c’est devenu aussi une forme de modèle économique multimédia, avec désormais les séries diffusées sur Disney+ et le découpage en « phase » ; chaque film devient l’équivalent d’un épisode d’une saison plus large. Le champ du blockbuster a beaucoup évolué depuis 2009, Cameron semble désormais presque appartenir à une autre époque.
C. L. : Sauf qu’entre-temps, par un jeu de dominos industriel, Avatar a été englouti par Disney ! Cameron a toujours été proche de la logique des franchises, de Piranha 2 à Terminator 2 en passant par Aliens, mais en maintenant néanmoins une certaine distance (par exemple avec la suite de la saga Terminator, à laquelle il ne me semble prêter qu’une attention très relative). Au fond, il y a de quoi s’interroger face à l’annonce d’un Avatar 3, 4 puis 5, qui devraient sortir avec chacun deux ans d’intervalle : comment Cameron, qui a souvent laissé passer beaucoup de temps entre chacun de ses films, s’apprête-t-il à nous accompagner sur une décennie entière ?
A. M. : C’est vrai qu’à partir de la fin des années 1990, Cameron s’est fait de plus en plus rare. La durée de préparation de ses films s’est allongée, ce qui a d’ailleurs alimenté leur aura.
J. M. : Pour tempérer cette inquiétude, il se trouve que j’ai eu la chance de voir la bande-annonce d’Avatar 2 en 3D. Le résultat est assez magnifique ; les jeux de volumes et de profondeur de champ promettent beaucoup. Il faut garder à l’esprit que ce n’est pas seulement un film en 3D, mais aussi en 48 images par seconde. J’en reviens à la période d’émulation technique qui a suivi Avatar. Il y a eu un film très bizarre en 48 images par secondes, inégal mais par endroits assez inventif : le premier Hobbit. À cette fréquence, certains éléments, comme l’eau, sont perçus de manière totalement nouvelle – je pense notamment à une scène où chaque trait de pluie pouvait être distingué à l’œil nu. J’ai retrouvé ces sensations devant Gemini Man, un héritier tardif de cette période de blockbusters inventifs, dans la décomposition inédite de certaines actions, comme le tir d’une arme automatique. Or Avatar 2 se passe visiblement en grande partie sous et sur l’eau…
A. M. : On ne peut pas enlever au cinéma de Cameron que ses promesses quant à l’usage des nouvelles technologies sont toujours excitantes. Elles sont d’ailleurs plutôt tenues pour peu que l’on cherche au bon endroit.
J. M. : Un autre point qui m’intéresse est le retour des acteurs du premier volet dans de nouveaux rôles et des choix de casting étonnants, rendus possibles par la performance capture – Sigourney Weaver jouera ainsi une adolescente ! En somme, les signaux sont assez excitants. Je ne serais pas surpris qu’Avatar 2 se révèle plus audacieux que le premier film.