Fraîchement sorti d’une prestigieuse école de Nagasaki où il a appris les secrets de la médecine hollandaise, un jeune apprenti, Noboru Yasumoto, pénètre dans l’enceinte du dispensaire tenu par le docteur Nige. Alors qu’il s’y rend pour une simple visite, le jeune apprenti se retrouve engagé d’office : le voilà désormais prisonnier dans l’hôpital tenu par le redoutable docteur que tous surnomment Barberousse.
Une affaire de souffle
On le devine, Barberousse, dernier film né de la collaboration féconde entre Kurosawa et Toshirō Mifune (ici dans le rôle du médecin chef), met en scène la naissance d’une vocation, et par là un apprentissage qui dépasse le cadre de la médecine pour toucher à la vie. C’est ce qu’affirme le docteur Barberousse lui-même, quand il explique à son apprenti que formuler un diagnostic revient moins à repérer des symptômes qu’à percevoir l’histoire d’un homme derrière son « cas ». Le film est dans cette perspective scandé par une suite de récits : la confrontation entre Noboru et une assassine, la saga familiale d’un patient terrassé par un cancer, une histoire d’amour tragique racontée par un malade sur son lit de mort, et enfin la convalescence physique mais également morale d’une orpheline arrachée aux griffes de sa proxénète.
Il s’agit d’une suite de récits exemplaires en ce qu’ils ont pour objet la condition humaine dans ses différentes facettes fondamentales (amour, famille, deuil, amitié). À vrai dire, le contraire eût étonné : ce qui fait la force de l’œuvre n’est pas le dispositif choisi par Kurosawa, simple au demeurant, mais bel et bien sa capacité à donner vie à une fresque déroutante par la richesse de tons, de situations et de registres qu’elle mobilise.
Ce qui importe donc, derrière la simplicité apparente du propos, tient à l’intensité dramatique et à la finesse d’exécution du cinéaste, et ce d’abord dans la façon dont Kurosawa parvient à dépeindre les multiples nuances de cet hôpital qui n’apparaît au premier abord que comme un espace angoissant et mortifère. Les premiers plans vus par Noboru présentent ainsi une approche frontale qui rappelle la fonction de cloisonnement propre au décor. Cette vision est cependant remise en cause par une suite de coupes, de vues de biais qui sont autant de brèches par lesquelles les autres dimensions du lieu peuvent se manifester. Ainsi, alors que le jeune apprenti se laisse guider dans les dédales du dispensaire-prison par son prédécesseur (l’ancien assistant du docteur Nige), celui-ci ouvre un volet derrière lequel on aperçoit les cuisinières en train d’écouter la conversation des deux hommes, comme un témoignage de la vie secrète qui anime l’hôpital.
Alternance du regard et de la parole : un cinéma dialogique
Ce principe d’alternance a une influence directe sur la manière propre au réalisateur de tisser image et récit. On le sait, le cinéma de Kurosawa expose fréquemment des hommes en méditation, des hommes qui pensent, des hommes qui discutent. Ce faisant, il décompose l’action en conférant la fonction de commentateurs aux personnages eux-mêmes, en même temps qu’il dramatise le geste de la parole comme intervention. Ce double moteur se retrouve non seulement dans des scènes chorales plus traditionnelles (notamment par le rôle des servantes), mais aussi dans la totalité des interactions entre les personnages.
L’une des premières scènes du film nous montre ainsi, sous les yeux de Noboru, une discussion entre patients. Le petit échange s’accompagne d’une circulation du regard solidaire de l’évolution de la parole : celle-ci capte aussi bien les points de vue des différents acteurs de la conversation que celui de Noboru, qui en saisit une vision d’ensemble. Or cette interaction laisse apparaître une disjonction entre le tableau dramatique de la souffrance humaine vu par le jeune apprenti et la vérité profonde de ce dialogue anodin, qui trouve son incarnation dans le personnage moribond de Sashiro. Ce dernier continue à parler alors que son état de fatigue rend la chose dangereuse, parole apparemment simple dont Noboru ne mesurera pourtant qu’ultérieurement la profondeur. L’apprentissage du jeune médecin se lie donc à la compréhension de l’importance du lien entre parole, pensée et vie, lien qui apparaît pleinement au moment où Sashiro, celui qui doit parler et risque sa vie en parlant, raconte avant de mourir l’histoire de l’amour tragique qui a marqué son existence.
Plasticité et matière : rejouer la vie
L’emprunt au théâtre ne s’incarne pas uniquement par l’importance conférée au dialogue et à la parole : il infuse surtout les situations que Kurosawa met en scène. Le dépouillement scénique et l’épure du décor ont pour contrepartie une exacerbation du jeu des acteurs, qui confine à la transe. On songe ici à la gestuelle fascinante de la danse qui se joue entre Noboru et l’assassine, faite de saccades, de reculs soudains, d’enlacements, ou encore aux tics qui font trembler le visage d’une jeune femme au moment où elle raconte la mort de son père. À cet égard Barberousse est un film plastique, qui s’appuie aussi bien sur une transformation des corps que du décor : l’architecture en écrans coulissants sert ainsi à démultiplier les scènes, à organiser les multiples situations qui rythment la vie de l’hôpital et à révéler la soudaine profondeur (métaphorique mais surtout visuelle) des événements qui y prennent place.
On assiste alors au surgissement des images, depuis le « tableau » d’un cerisier sous la neige jusqu’aux visions terrifiantes des malades dans leurs kimonos à motif, se pressant pour rendre visite à Sashiro sur son lit de mort. C’est cette intelligence de la mise en scène qui donne son intensité à des situations parfois anodines : par exemple la confrontation attendue entre la patronne du bordel et les servantes qui protègent la petite fille, confrontation qui se mue en un instant de jubilation et de violence pure au moment où l’une d’entre elles lui brise une igname sur la tête.
À défaut de pouvoir énumérer toutes les trouvailles qui jalonnent l’œuvre, il nous faut évoquer ici un dernier instant, véritable moment de grâce, où les femmes rappellent l’âme d’un petit voleur sur son lit de mort en criant dans un puits. Cette scène témoigne de la visée profonde de Kurosawa, dont le cinéma imite moins le réel qu’il ne travaille une matière donnée jusqu’à ce que jaillisse son potentiel hallucinatoire, ce que le son déformé des voix s’engouffrant dans le terre rend ici palpable.
En somme, la réussite du film réside dans le goût du composite qui gouverne l’écriture : les multiples emprunts à la tradition, théâtrale ou picturale, en passant par le registre narratif du conte, offre une limite et dans le même temps un cadre à travers lequel mettre au jour la condition des hommes. C’est pourquoi l’on peut dire que Barberousse rejoue la vie : il stylise l’existence pour mieux mettre au jour ses strates essentielles, ses pics d’intensité et son inépuisable poésie.