On ne finit plus de découvrir et redécouvrir Kurosawa. Après trois magnifiques coffrets DVD rassemblant les films les plus connus du maître japonais (Le Château de l’araignée, Les Sept Samouraïs, La Forteresse cachée etc.) et quelques polars moins célébrés à l’époque (Chien enragé, Vivre, Les salauds dorment en paix), après une grande rétrospective organisée en juin dernier, voici que les cinémas Action se mettent en quête des trésors inédits et/ou perdus du cinéaste. Avant Vivre dans la peur le mois prochain, rendez-vous est pris avec le singulier Ange ivre, l’un des premiers « polars sociaux » de Kurosawa.
On irait le voir rien que pour le titre. Jolie oxymore, « l’ange ivre » résume à peu près tout le film, son scénario comme sa symbolique et son esprit. Cet ange qui titube, c’est le docteur Sanada, dont le cabinet est situé dans un bidonville, au beau milieu d’un marais nauséabond où toutes les ordures des habitations environnantes sont déversées. Sanada a une mission et même son penchant pour la bouteille ne peut en venir à bout – on dirait même parfois, qu’il la favorise : lutter contre les épidémies qui se développent (tuberculose, typhus) et sauver ces gens – ses voisins – de la détresse. Dure mission, qui donne lieu à tant de désillusions. Un jour, le gangster Matsunaga – un yakuza – vient frapper à sa porte. Sanada détecte la tuberculose. Mais Matsunaga ne veut pas qu’on puisse le taxer d’une quelconque faiblesse, et agresse le docteur. Une relation étrange, entre rejet et affection mutuelle inavouée, s’établit entre eux…
On n’imaginerait pas Kurosawa en sentimental, et pourtant, si. L’ange vêtu de blanc est le prototype de ces hommes bons qui font semblant de ne pas l’être sous une carapace de rudesse, et que l’on retrouve en si grand nombre dans le cinéma américain hollywoodien. On pense à Capra et à son ange gaffeur de La vie est belle. Mais surtout à Ford, évidemment. Kurosawa ne s’est jamais autant réclamé de son maître américain que dans ce film finalement très classique, où les yakuzas ont des façons de gangster new-yorkais, dans leur tenue et même dans leur façon de tenir leur cigarette. Classicisme dans le scénario également : la mort en martyr du yakuza, tombant lentement dans un escalier, les bras en croix – une des plus belles scènes du film – et les larmes ravalées de Sanada devant les cendres de son patient sont autant d’échos à certains des meilleurs films noirs américains.
Kurosawa signe alors son neuvième film. Il n’est pas encore totalement détaché de ses influences cinéphiliques, mais impose peu à peu sa patte et son univers. À commencer par le type de film qui marquera les débuts de sa carrière : le polar au sous-texte social (voir la rétrospective Kurosawa), où le cinéaste entremêle à son scénario des visions profondément réalistes et pessimistes du Japon d’après-guerre. Un Japon, comme dans L’Ange ivre, ravagé, réduit au statut de pays du Tiers-Monde, où la violence fait la loi et les enfants jouent dans la boue nauséeuse d’un marais.
C’est dans cet univers que la maîtrise de Kurosawa et l’originalité de son œuvre sont les plus marquantes. Ce cloaque qu’il filme longuement en ouverture du film et qui revient par intermittence, comme centre de gravité de tous les personnages, donne une atmosphère lourde et malsaine au film, comme si le tragique destin du yakuza – et des autres – se lisait dans cette boue. Comme si le joueur de mandoline inconnu mais omniprésent, ou même les moustiques, attirés par la chaleur, étaient les messagers de la mort. Celle de cet homme trop dur et trop fragile, ce gangster qui respecte des codes d’honneur imbéciles, dont Toshirô Mifune – interprète extraordinaire – fait l’un des plus beaux personnages de Kurosawa, entre séduction et dégoût, ambiguïtés et évidences.