Blessé au cours de l’assaut d’une forteresse, le puissant seigneur de guerre Shingen Takeda, sur le point de prendre Kyoto et d’étendre ainsi son empire sur le Japon tout entier, réunit son clan pour donner ses dernières dispositions : cesser toute offensive, rentrer dans les terres. Et surtout, faire en sorte que l’ennemi ignore pendant trois ans la mort du chef, en ayant pour cela recours à un sosie.
Ce sosie, voleur sauvé de la potence par Nobukado, le frère de Shingen, se retrouve alors à la place de ce dernier et devient Kagemusha, « l’ombre du guerrier ».
La figure d’un simple voleur confronté à la tâche surhumaine d’incarner l’homme sur lequel repose l’existence de tout un clan offre à Kurosawa l’occasion d’une méditation tragique sur le lien entre le pouvoir et sa mise en scène.
De l’apparence à l’aura
On retrouve dans l’opposition entre Shingen et Kagemusha, voleur roturier destiné à prendre sa place, un héritage de la tragédie shakespearienne, notamment Le Roi Lear (que Kurosawa adaptera quelques années plus tard avec Ran) avec ses deux figures fondatrices du roi et du bouffon. Là où le premier incarne le pouvoir, le second est une figure basse, dépourvue d’autorité, mais capable pour cette raison d’une distance critique et d’un jugement plus profond que celui de son maître. Mais si Ran mettra en scène le paradoxe shakespearien d’un roi fou et d’un fou sage, Kagemusha détourne ce schéma pour donner vie à un paradoxe d’un autre ordre : celui d’un bouffon contraint de se faire roi.
Un tel décalage a des airs de jeu, au sens propre et figuré, puisque le sosie doit apprendre à jouer le rôle du défunt seigneur. Mais cette définition semble un peu fragile, tant la relation qui lie Kagemusha à Shingen dépasse l’imitation pour atteindre une forme d’aura. C’est ce dont témoigne une scène éloquente : alors que le sosie se gratte le nez, ses gardes du corps le réprimandent avant d’éclater de rire. Celui-ci imite alors, non sans une solennité affectée et moqueuse, le défunt Shingen en se lissant la moustache. Mais la parodie prend subitement fin avec la stupeur de son public, saisi d’effarement devant la ressemblance entre les deux hommes.
Un jeu douloureux
Le jeu, donc, dépasse l’imitation, puisque Kagemusha est Shingen, qui à son tour est le clan Takeda. La représentation n’a de valeur que dans la mesure où elle n’est pas envisagée comme telle : elle permet alors le déploiement d’une transcendance. D’où l’omniprésence des codes du théâtre, non seulement à travers le jeu des acteurs mais aussi dans l’attachement de Kurosawa à mettre en scène la dimension de cérémonie que revêt l’exercice du pouvoir. Ainsi la première apparition publique de Kagemusha advient au moment où celui-ci assiste en public à une danse rituelle : on ne saurait dire énoncer plus clairement le lien qui unit la représentation au pouvoir, et ces deux dimensions au sacré.
Kagemusha est donc investi par quelque chose qui le dépasse : cette condition, qui est le fondement de la représentation symbolique du « corps du roi », est aussi celle sur laquelle repose le tragique de l’œuvre.
Car le jeu auquel s’adonne l’ombre est, pour employer les termes de Nobukado, un « jeu douloureux ». Le registre comique dont le film est émaillé (on songe notamment au regard meurtri du sosie lorsqu’il apprend qu’il ne pourra pas passer la nuit avec les concubines royales, pour ne pas qu’elles voient la différence avec Shingen) n’a pas vocation d’interlude comme dans d’autres films de Kurosawa : il participe, au même titre que les scènes attachantes où Kagemusha s’acquitte du rôle de grand-père, à construire l’humanité du personnage. Or, c’est précisément parce qu’il est humain que Kagemusha ne saurait accomplir la tâche qui lui est confiée : celle qui consiste à devenir une « ombre », à se vider de son identité pour devenir l’emblème impersonnelle du pouvoir.
Sitting samurai
La difficulté de cette tâche se résume à un seul acte : tenir. Un geste unique dont les multiples ramifications irradient l’œuvre : si Kagemusha a pour devoir de maintenir les apparences, il doit aussi prendre la place de celui que son clan surnomme « la Montagne ». C’est que la guerre, tel est l’enseignement stratégique de Shingen, se mène assis, comme en témoigne une scène de bataille magistrale où son sosie doit rester inébranlable alors que les combats se déroulent à quelques dizaines de mètre de son campement, et où sa seule présence suffit à mettre en déroute la cavalerie ennemie. Tenir, enfin, est la tâche assignée au fils du seigneur, soudain contraint à renoncer à la conquête du Japon pour rentrer défendre son territoire.
Mais le maintien et la conservation se révèlent ardus précisément parce qu’il s’entrechoquent de façon systématique avec un pôle opposé : celui du désir. D’où cette hubris tragique qui pousse les personnages à dépasser leur rôle et les limites qui assurent la stabilité du clan, mais plus en profondeur, la stabilité du monde. Shingen est blessé parce qu’il se rend, de nuit, aux pieds de la forteresse assiégée pour entendre si le flûtiste qui donne du courage aux ennemis jouera encore, et il meurt avec la vision hallucinatoire de la prise de Kyoto. À son tour, son fils, désireux d’émuler son père, franchi l’arc en ciel qui délimite le territoire des Takeda pour entraîner le clan à sa perte ; enfin le masque de Kagemusha tombera avec une chute de cheval, alors que celui-ci tentait de monter l’étalon du défunt.
Ombre et couleurs
Il n’est pas de pouvoir sans aura, mais la contrepartie de cette aura n’est autre que la hantise : celle qui affecte tous les personnages, y compris les ennemis de Shingen qui ne cessent de se demander si celui-ci est vraiment mort. Le jeu entre l’homme et son ombre, entre le sosie et son original, ne peut être dissocié du jeu entre le survivant et le fantôme, comme en témoigne la confrontation de Kagemusha avec la figure momifiée de Shingen, et la transformation progressive du héros lui-même en un spectre, un masque tragique témoin de la destruction du monde.
À cet égard, on peut s’étonner qu’un film consacré à une ombre soit l’occasion d’un surgissement de couleurs sans précédents dans la filmographie du cinéaste. Mais Kurosawa, qui met en scène la fin d’un empire, fait de son film une œuvre crépusculaire dans un sens pleinement visuel : tout Kagemusha semble baigné dans cette atmosphère si particulière où la venue de l’ombre coïncide avec l’extrême éclat des couleurs, et l’on ne peut que demeurer en contemplation devant les plans de l’armée marchant sous un ciel fauve, ou cheminant à contre jour dans la poudre et le soleil aveuglant.
Il est donc facile de parler de l’œuvre comme d’une fresque, un film-tableau, ce dont en témoigne l’éclat des costumes, la composition des cadres et la beauté des paysages mis en scène. Mais la place de la peinture va bien plus loin, tant elle parvient à envahir et transformer l’image filmique : elle nous renvoie à la genèse du film. On sait que Kurosawa conçut son projet au cours d’une violente crise créative – après les difficultés financières faisant suite à Barberousse et l’échec de Dodes’kaden notamment – et que, dans l’impossibilité de le réaliser, il continua à le bâtir et à lui donner forme des années durant à travers la peinture.
Dès lors, celle-ci en vient à jouer un rôle similaire à celui du théâtre : elle traduit la distorsion du réel et fait apparaître ses marges, le sacré et la mort. C’est ce que traduit la scène magistrale du rêve de Kagemusha où celui-ci se retrouve face à Shingen, en armure, dans une scénographie miniaturisée qui reproduit le territoire des Takeda. Une salle au sol de sable, et dont les murs sont entièrement recouverts d’une fresque fauve, mordorée, striée de couleurs vives, pour représenter le ciel. Ce tableau onirique nous restitue une image du film mais aussi du cinéaste lui-même : celle d’un artiste total, capable de transformer la période la plus sombre de son parcours artistique en une œuvre au flamboiement inattendu.