Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement d’occupation américain prend le contrôle du cinéma japonais et impose ses propres critères sur la création : les films exaltant la fibre nationaliste sont ainsi interdits, tandis que ceux véhiculant des valeurs démocratiques sont au contraire encouragés. Les œuvres historiques ou patriotiques laissent bientôt place à des productions mettant en scène la construction d’une société nouvelle. Akira Kurosawa s’engouffre dans cette voie et devient l’un des plus brillants portraitistes de son temps, mêlant inspiration réaliste et style expressionniste.
Son premier titre après le conflit, Je ne regrette rien de ma jeunesse, se présente comme une fresque politique et intime, déployant sur douze ans – de 1933 à 1945 – la vie de Yukie, fille d’un professeur congédié par les militaires, qui répriment alors toute opposition, soulevant une vague de protestations à l’université de Kyoto. Alors que tout la pousse à épouser Itokawa, promis à une brillante carrière de procureur, la jeune femme tombe sous le charme de Noge, un leader militant toujours sous la menace d’une arrestation. Entre raison et passion, son cœur ne balance guère, tant Yukie cherche avant tout un sentiment « qui l’entraîne corps et âme » : elle fera donc le choix de suivre celui qui incarne cet idéal, quitte à frémir à chacun de ses départs pour une mission secrète.
« La liberté est le fruit d’un combat »
En quatre chapitres distincts, séparés par de longues ellipses, Kurosawa accompagne le sort de son héroïne dont le caractère se transforme au fil des événements. L’étudiante rieuse et délurée, snobant les discours engagés, se mue en amoureuse contrariée puis en parfaite épouse de l’ombre, avant de se métamorphoser en paysanne, à la pointe des combats pour la justice et l’égalité. Rarement dans sa longue carrière Kurosawa n’aura donné une telle ampleur à un rôle féminin. Pour l’interpréter, il fait appel à Setsuko Hara – future comédienne attitrée d’Ozu – dont la performance joue sur différents registres : tantôt espiègle, tantôt grave, elle bascule petit à petit de l’insouciance à la maturité, portant sur elle le poids de l’expérience et du chagrin. À travers son parcours, le réalisateur célèbre la ténacité de ceux qui respectent jusqu’au bout leurs convictions, en marquant néanmoins la difficulté d’une telle existence. Dans une séquence charnière, Yukie décide subitement de quitter sa famille pour s’installer seule à Tokyo. Bouleversée, elle déclare vouloir apprendre « ce que vivre veut dire ». Inquiet mais philosophe, son père lui donne son assentiment tout en délivrant cette morale : « N’oublie jamais que tu es responsable de tes actes. La liberté est le fruit d’un combat. »
De l’enthousiasme à la mélancolie, Je ne regrette rien de ma jeunesse suit une partition contrastée, où l’espoir d’un lendemain pacifié dialogue avec le souvenir d’un hier radieux. Par la grâce d’un thème musical répété, le film semble hanté par son ouverture, pique-nique joyeux sur le mont Yoshida, où la bonne humeur d’un groupe d’amis est soudainement troublée par l’irruption de coups de fusils et la découverte d’un corps sous les herbes. Voilà « la tempête du fascisme qui menace » annonce Noge, embarquant le récit sur des rails plus sombres.
Dans ce beau prologue champêtre, Kurosawa témoigne de sa maîtrise visuelle, saisissant en quelques traits la fougue éphémère d’un après-midi ensoleillé. Son art du montage éclate pleinement dans une course-poursuite entre Yukie et ses prétendants, où alternent gros plans et travellings à travers les feuillages. Il se montre également capable de transitions audacieuses, comme lorsqu’il glisse en un raccord de 1933 à 1938 : à un chant de révolutionnaires titubants et déçus (« Comme ils sont tristes les jours passés ») succède une troupe de soldats marchant au pas et braillant des paroles martiales. D’autres moments forts ponctuent le film, notamment dans sa dernière partie, où Kurosawa puise visiblement son inspiration du côté russe, fouillant la terre et les rizières avec un souffle lyrique proche d’Eisenstein. Si Je ne me regrette rien de ma jeunesse n’est pas exempt de maladresses et de ficelles mélodramatiques, il ouvre chez le cinéaste une veine faste et singulière, qui culminera bientôt avec des réussites majeures, dont L’Ange ivre sera le premier jalon.