Œuvre du désenchantement et du chaos (« Ran » en japonais), Kagemusha cristallise dans le même temps un projet chimérique et une faillite assumée des ambitions de son réalisateur Akira Kurosawa qui connaît l’humiliante expérience d’une activité à éclipses depuis Barberousse (1965). À 70 ans, son surnom « tenno » ne résonne plus selon l’acception littérale d’empereur céleste mais bien plutôt comme le descendant déchu d’une caste de guerriers. Taraudé par sa conscience de créateur, il interroge l’ombre du combattant qu’il est devenu et qu’un long purgatoire a ankylosé.
L’esprit du bushido à l’œuvre : la voie guerrière
Même si l’on lui reconnaît encore un humanisme visionnaire, à la fois son autorité et l’emprise qu’il exerçait jusque là sur les destinées du cinéma nippon sont ouvertement contestées par la relève avant-gardiste. Une fronde d’ailleurs relayée par les studios qui opposent à présent un démenti farouche à ses ukases et vont jusqu’à le désavouer. Pour autant, en « bushi » combatif qu’il incarne, il s’apprête à enfourcher une nouvelle fois son cheval de bataille : le genre « jidai geki » ou film de samouraïs.
Pour ajouter à sa disgrâce auprès de l’industrie cinématographique de l’archipel, l’auteur des Sept Samouraïs, caparaçonné dans la défroque du samouraï à l’image du Kagemusha, se remet à peine, semble-t-il, d’un épisode traumatisant mais sans conséquences où il attenta à ses jours en décembre 1971. L’esprit ancestral du « bushido », la voie guerrière, relique d’un âge révolu, préside aux intentions du combattant résilient qu’il s’est façonné. Son acte de « desperado » est à rattacher à l’éthique du samouraï préférant la mort à l’opprobre de l’humiliation. Kurosawa s’applique à lui-même ce précepte tiré du code de conduite des guerriers samouraïs : « Si tu meurs sans atteindre ton objectif, ta mort pourra bien être la mort d’un chien, la mort de la folie. » Dans le même temps, il accuse le coup d’une traversée du désert qu’il juge dégradante au sens martial du terme. Désespérément en quête d’un second souffle, il pense le trouver dans un projet qu’il caresse de longue date : la transposition à l’écran d’une page épique des guerres civiles entre clans rivaux qui marqua un tournant décisif de la féodalité vers l’avènement d’une ère moderne pour le Japon : la bataille de Nagashino en 1595. On connaît désormais la suite : George Lucas et Francis Ford Coppola prêteront leur parrainage financier à une œuvre longtemps en gestation.
« Tenno » sans trône, il semble dès lors attendu au tournant. Comme fouaillé par ses lauriers fanés, le vieux « lion » irréductible tente un baroud d’honneur où il joue son va-tout. Son réalisme flamboyant laisse la place à une peinture de l’abstraction. À la manière d’un Mizoguchi qu’il vénère comme son maître absolu, c’est un tableau élégiaque aux tonalités discordantes, qu’il nous donne à voir et qui fait sourdement écho au crépuscule d’une carrière foisonnante. Kurosawa a reconnu sa dette à Mizoguchi. D’évidence, s’agissant a fortiori du chambara ou du jidai-geki, le cinéma kurosawien n’est pas concerné par l’intimisme feutré et le maniérisme affiché des secrets d’alcôve propres à l’affectation mizoguchienne mais lorgne ostensiblement vers le western-soja. Pour autant, Kagemusha est un film « mizoguchien » dans l’esprit sinon à la lettre, compte tenu de l’économie du récit et de sa tonalité plaintive.
Une fresque épique aux tonalités élégiaques
Au 16ème siècle, deux clans antagonistes, les Takeda et les Tokugawa, s’affrontent pour exercer leur domination. Au cours du siège du château de Noda, forteresse Tokugawa, Shingen, le chef suprême du clan Takeda, est mortellement blessé par un Tokugawa. Pressentant sa fin imminente, il réunit ses proches vassaux et affidés pour leur dicter ses dernières volontés : sa mort sera tue tant à ses ennemis qu’à ses hommes de troupes et ce pendant trois ans au cours desquels il les exhorte à rester retranchés sur leurs positions et prophétise qu’en courant le risque de porter l’assaut, ils seraient irrémédiablement exterminés. La majeure partie du film s’attache alors aux efforts déployés par ces feudataires pour honorer les consignes de leur seigneur. Ce faisant, ils enrôlent un « kagemusha », son double, pour prendre la place vacante du défunt et perpétuer la majesté du clan tout en donnant le change aux opposants. Voleur de son état, le double est un déclassé, un proscrit. Il accepte à contrecœur la mission qui lui est assignée sans toutefois la prendre comme une rédemption. D’homme de paille il devient homme lige : puis, il remplit si bien la vacance de la succession qu’une fois renvoyé à son bannissement, il erre, seul et hagard, sur le champ dévasté de la bataille terminale pour lancer une attaque kamikaze, s’exposant ainsi aux balles de l’opposant et rejoignant son seigneur dans la mort. Pour l’Histoire du Japon, la domination Tokugawa devait contribuer à transformer en profondeur la société féodale. Les samouraïs antiquement subordonnés à leurs suzerains se hisseront au rang des « bushi » ou « seigneurs de guerre » ou encore deviendront des « daimyo », ces gestionnaires de leurs domaines acquis de haute lutte.
Les masques à facettes du « double »
Le propos de Kurosawa est à la fois sombre, grave et enclin au renoncement. Qu’y a‑t-il derrière l’apparence quand la réalité endosse plusieurs masques ? Il dénonce l’inanité du pouvoir. Dans le récit, il est question d’une transmission tricéphale du pouvoir : le souverain charismatique puis le frère vassal et enfin le voleur. Ce dernier sera impitoyablement déchu et bafoué lorsqu’il aura rempli son office et aussitôt rendu à son infamie : sa condition d’« outcast ». Il est aussi la métaphore de l’artiste en tant qu’illusionniste et escamoteur. Le double révèle ainsi le clan à ses contradictions. De l’aveu du frère Nobukado, qui a déjà servi de double à Shingen pour lui prêter allégeance : « Quand le soleil sépare un homme de son ombre, celle-ci ne peut marcher seule. J’ai compris que je n’étais que l’ombre de mon frère. » À travers ce double sans emploi qu’il s’est forgé et qui n’est plus que l’ombre de lui-même, le cinéaste interroge son statut chancelant de réalisateur. À peine l’image du double s’est-elle évaporée que le clan se déchire à nouveau, en butte aux querelles fratricides et en proie à une lente désintégration. Le funeste présage du vieux Shingen ne peut manquer de se réaliser, ce qui scelle à jamais le destin du clan.
Sclérosées dans une conception anachronique du combat au corps à corps, les troupes du clan vont se trouver défaites par une déferlante qu’elles n’ont pas vue venir. En filigrane, on peut induire que le « guerrier Kurosawa » reste un des derniers dépositaires de la tradition battue en brèche par le contre-courant des modernistes avec Oshima pour chef de file. Il n’est plus que le vestige, l’ultime rempart d’un cinéma moribond et réactionnaire aux yeux de la « nouvelle vague » qui a déjà enterré son « humanisme simpliste ». Reprenant le mot de Donald Richie, il est le « dernier samouraï » qui, à l’instar du « kagemusha », a cessé de faire illusion. Le double de Shingen apparaît comme ce guerrier fantoche qui prend volontiers des postures histrioniques comme pour se démarquer du hiératisme de sa fonction. En cela, il est un avatar édulcoré des personnages campés par l’acteur-fétiche de Kurosawa : Toshiro Mifune dans ses films de samouraïs de la maturité : Yojimbo, Les Sept Samouraïs, La Forteresse cachée… Du vivant de Shingen, il est celui qui fait rire par ses facéties et ses incongruités et qui donne un souffle de vie au clan par sa présence décalée. Puis il endosse la solennité de son rôle jusqu’à s’émanciper dans la démence de sa personnification. Or, l’on n’ignore pas dans quel préjugé « insane » l’industrie du cinéma japonais tenait Kurosawa, n’accordant plus aucun crédit à ses exigences sans bornes de perfectionniste. En outre, il n’était plus considéré comme une « valeur sûre ».
L’âme meurtrie du « dernier samouraï »
Dans Kagemusha, Kurosawa théâtralise sa mise en scène. Il délaisse les intempérances formelles pour s’attacher strictement aux effets picturaux qu’il circonscrit à l’intérieur du cadre. Dans la scène onirique qui suit l’engloutissement de la jarre funéraire contenant la dépouille du chef de clan Shingen Takeda, le double évolue sur des décors de toile peinte en trompe‑l’œil tout en à‑plats de couleurs. Le spectre de Shingen lui apparaît « cryogénisé » par réfraction. Tel un montreur d’ombres, le réalisateur entend « illusionner » le spectateur. À cet égard, le morceau de bravoure que constitue l’acmé de la bataille offre une vision fantasmagorique qui s’interdit paradoxalement tout spectaculaire.
Recourant à d’amples travellings latéraux à fronts renversés, Kurosawa, armé de son dispositif de caméras multiples, emboîte le galop aux cavaliers déboussolés comme il emboîte le pas aux hordes de fantassins mécaniquement en ordre de marche. Ou encore aligne dans le même temps les arquebusiers du camp adverse selon une géométrie parfaite. Livrées à elles-même, les armées disloquées du clan Takeda se meuvent en tous sens selon des mouvements désordonnés qui ne leur laissent aucune échappatoire. Les hommes de troupes sont décimés dans une chorégraphie macabre où le temps suspend son cours. Stylisées à l’extrême, les images de la bataille apparaissent comme désincarnées, qui n’offrent plus au regard que l’artifice et le rictus sidéré des soldats.
Il est frappant de comparer en opposition dans Les Sept Samouraïs, une scène analogue où les mercenaires embrigadés à la cause des paysans portent l’assaut final pour prévenir une « ultime razzia » des bandits avec une violence inouïe et dans un déchaînement cathartique des éléments. Conjuguant téléobjectifs, ralentis et caméras multiples selon un montage de plans ultra-courts, les caméras s’insinuent au cœur même des combats exaltés par une pluie diluvienne.
Or, rien de tel dans Kagemusha où Kurosawa ne fourrage plus le champ clos des assaillants dans la profondeur mais égrène la sarabande des guerriers exterminés dans une latéralité univoque. La photo blafarde panote sur les corps extatiques bariolés de peinture alternant avec des plans de chevaux agonisant qui viennent joncher le sol. Sans explication plausible devant l’ampleur de ce massacre qui a confisqué toute riposte au clan Takeda face à la mitraille adverse, le réalisateur a recours au symbolisme de l’allégorie. Il véhicule ce sentiment qui habite son imaginaire de combattant : face au camp ennemi qui, en « laissant parler la poudre », a circonvenu par surprise le clan Takeda, c’est « l’âme du guerrier » qui doit vaincre malgré tout.
Akira Kurosawa nous livre une méditation tragiquement douloureuse sur les affres du pouvoir, la mort inéluctable et la lente dissolution qui le sous-tend. Cinq ans plus tard dans Ran, librement adapté du Roi Lear et qu’il considérera comme son film le plus abouti, le « dernier samouraï » en donnera une vision d’apocalypse. Ici, il convoque solennellement le passé et cette période charnière – le 16ème siècle – qu’il a maintes fois illustrée pour mieux conjurer le présent avec lequel il semble n’avoir plus prise. Dans ce premier volet d’un diptyque, Kurosawa illustre avec le fard sombre du tourment intérieur le mot de Picasso : « Chez moi, un tableau est une somme de destructions. » Le tableau est donc réversible qui fait voir l’envers des événements que l’Histoire ne montre pas. Cette vision poussée au noir dans une peinture dantesque dessine clairement l’ébauche du second volet.