Interprète et traductrice, Catherine Cadou a travaillé près d’une quinzaine d’années aux côtés d’Akira Kurosawa, qu’elle appelle encore « Sensei » (« Maître »). Un respect qui se justifie par la place que réservait Kurosawa à ses dialogues, et par la même à ceux qui permettaient à son cinéma de devenir international. Contactée par téléphone, Catherine Cadou revient sur son travail avec le réalisateur japonais, à l’occasion de la sortie en salles d’une version restaurée des Sept Samouraïs.
Comment a débuté votre travail suivi avec Akira Kurosawa ?
Je devais écrire les sous-titres du film avec Akira Kurosawa de Chris Marker, A.K., en 1984, et, dans la foulée, le producteur m’a demandé de faire ceux de Ran. J’avais déjà travaillé sur le Tampopo de Itami, avec Kinoshita, Oshima ou Imamura, et j’ai poursuivi avec Kurosawa sur 15 films, à la fois des sorties et des reprises, que j’ai traduits de son vivant.
Vous avez procédé à une nouvelle traduction des dialogues pour la version restaurée des Sept Samouraïs : pourquoi ?
Au moment de la sortie du film, les sous-titre furent souvent traduits à partir de l’anglais, et la culture japonaise était considérée comme incompréhensible par les Occidentaux. L’adaptation était donc privilégiée, mais l’écriture des sous-titres représente pour moi la traduction la plus littérale possible. Il faut rester au plus près de l’original, car ces dialogues sont écrits par des cinéastes qui n’utilisent pas un mot à la place d’un autre. La traduction à partir d’une langue supplémentaire, l’anglais, apportait une nouvelle couche de choix de la part des traducteurs, et j’ai voulu revenir au texte original. J’ai ainsi essayé de revenir au phrasé des paysans, qui évoquent des « pics de bambous » quand les samouraïs leur parlent de « lances de bambous ». De la même façon, Kikuchiyo trahit ses origines paysannes quand il appelle Katsushiro [le jeune disciple, NdR] « poussin », et que les autres samouraïs le nomment « gamin ». De manière plus générale, les paysans ne parlent pas de la même manière que les samouraïs.
Quel procédé avez-vous suivi pour traiter au mieux les dialogues des Sept Samouraïs ?
Le long-métrage comprend 1300 sous-titres, ce qui nécessite environ 3 semaines de travail pour s’en imprégner et y réfléchir. Même si je ne suis pas systématiquement sur le lieu de tournage, je fais partie de l’équipe technique du film en restituant ce que Kurosawa a voulu dire. C’est un travail qui doit rester invisible, se fondre dans les images et les personnages et éviter de supprimer des informations.
L’écriture des sous-titres se révélait-elle complexe ?
D’abord, tout les dialogues étaient écrits à plusieurs mains, et le langage correspond toujours au milieu que le film dépeint. Cela peut conduire aux différents langages de la confrontation entre les paysans et les samouraïs, ou à la langue maîtrisée de la caste de Ran, où seul le fou dispose de sa liberté de ton. Le japonais est aussi une langue de l’approximation, les mots ont beaucoup de sens, et ils en acquièrent un précis en fonction du contexte. On compte dix formules pour le « je », et bon nombre d’onomatopées. Si Kurosawa n’en utilise pas trop, il adore les jeux de mots, particulièrement complexes. Dans Madadayo, il y en a six ou sept dans le film, dont un sur le repas servi chez le professeur : il s’agit d’un mélange de cheval (馬) et de cerf (鹿). Les deux idéogrammes combinés servent forment le mot pour « fou » (馬鹿), faisant dire au professeur qu’il leur sert le « ragoût des fous ». Évidemment, le jeu de mots ne fonctionne pas en français : nous avons passé six heures à discuter, et il m’a fait confiance quand je lui ai proposé l’alternative du « cerf à cheval » qui déclenche l’hilarité chez les disciples. Pour Rhapsodie en août, j’ai été obligée de changer des éléments comme la liste des prénoms écrite « avec la clé du métal » de la version originale. Il avait été un peu choqué d’apprendre cela, mais il paraît qu’il changeait des dialogues par la suite, selon les possibilités de traduction.
Quel était le statut de Kurosawa dans le cinéma japonais ?
À l’exception de L’Idiot, un film douloureux qui n’est jamais sortie dans la version voulue par Kurosawa après la perte de négatifs, tous ses films ont été des succès populaires. C’était un cinéaste très exigeant, qui demandait des reproductions d’authentiques costumes de l’époque, avec de vrais fils d’or et de soie, sur Kagemusha. Mais il savait que dépenser beaucoup d’argent fait venir les spectateurs, et Les Sept Samouraïs est longtemps resté le film le plus cher du cinéma. Il disait aussi n’avoir jamais fait de film qui ait mis en déficit les producteurs : il était craint, mais respecté. Sur Les Sept Samouraïs, il a fallu tourner dans quatre lieux très différents, et tourner des raccords en reproduisant certains éléments des décors, comme le pont qui mène aux trois maisons isolés. Il connaissait aussi quelques ruses, comme celle de tourner toutes les scènes sauf celles de bataille, obligeant les producteurs frustrés à allonger délai et budget. Et la scène finale, avec les caméras multiples, ne lui a pris qu’une semaine de tournage supplémentaire. Il ne parlait pas beaucoup, mais développait des images extraordinaires dans sa tête. Pour Ran, toute l’équipe a passé l’après-midi à peindre des roseaux en doré afin d’obtenir un plan semblable à un laqué japonais, sous la lumière de la lune. Le résultat ne lui a pas plu, et il n’a pas gardé la scène.
En tant qu’interprète, vous avez accompagné Kurosawa dans ses voyages de presse : quelle attitude adoptait-il par rapport à l’Occident ?
Il ne parlait que de cinéma, et on commentait les questions que les journalistes lui posaient. Il appréciait les Français pour leur prise de risques par rapport aux Japonais, qu’il trouvait trop factuels. En France, c’était plutôt « Quelle est votre idée du cinéma ? », il aimait beaucoup les commentaires et les interprétations, mais pas les faire lui-même : « Moi, je raconte avant tout une histoire ». Les Sept Samourais ont été compris comme une métaphore du syndicalisme au sein de la Toho dans le Japon d’après-guerre, et Kurosawa a toujours voulu évoquer le monde moderne.
Avez-vous noté une évolution du statut des traducteurs au long de votre carrière ?
J’ai toujours pu vivre de mes métiers de traductrice et d’interprète : pour les conditions de travail, nous sommes toujours tributaires de l’envoi de la copie, qui n’est pas forcément envoyée dans les délais nécessaires avant les projections presse. L’association des traducteurs de l’audiovisuel effectue un bon suivi, mais les tarifs pour les séries télévisées restent très bas. Les traducteurs sont alors pris entre le marteau et l’enclume : mal payés, ils doivent accumuler les projets. Il manque alors ce temps de réflexion par rapport à la construction des personnages. Pour Les Sept Samouraïs, j’avais dressé une liste des personnages, avec leurs caractéristiques, la façons dont ils se comportent, leurs tics de langage. Parce que Kikuchiyo ne parle pas comme Kambei.