À l’échelle de la carrière de Kurosawa, Ran pourrait passer pour un film qui ne rabat pas véritablement les cartes d’une filmographie brillant autant par son extrême cohérence que sa nature hétéroclite. Il tient plutôt en effet de l’œuvre somme, voire même de l’opus magnum d’un cinéaste qui atteint ici le sommet de son art. Que Tatsuya Nakadai soit de nouveau convoqué, cinq ans après Kagemusha, pour porter ce nouveau film crépusculaire de samouraïs (le dernier de Kurosawa) dit bien l’intention du cinéaste, qui approfondit ici une même veine dans une logique moins de redite que de perfectionnement. Kurosawa, paraît-il, considérait lui-même Ran comme son meilleur film, ce qui n’étonne guère tant l’édifice brille d’une sophistication sereine propre aux grands cinéastes aguerris, capables de dire beaucoup sans donner l’impression de trop en faire. Ici, chaque plan renvoie au mouvement du film, mais aussi au mouvement de l’œuvre. Que recherche Kurosawa ? À saisir, avec une acuité de regard d’une noirceur implacable, la place de l’homme dans l’univers, écartelé entre le ciel et l’enfer.
Variations et approfondissements
Le tout premier plan du film interroge cette place de la façon la plus littérale qui soit, en cisaillant l’espace en deux, la terre et le ciel, sur lequel se dessinent les silhouettes de quatre cavaliers. Quatre, comme les membres de la famille Ichimonji dont l’unité va voler en éclats suite à la décision de son seigneur, le vieux Hidetora, de se retirer de ses fonctions de chef et de partager son fief entre ses trois fils. S’inspirant ouvertement de Shakespeare et de son Roi Lear, comme il l’avait déjà fait près de trente ans auparavant avec Le Château de l’araignée (adapté de Macbeth), Kurosawa entre de plain-pied dans la tragédie pour scène après scène, étape après étape, retirer tout ce qui tient entre l’homme et l’immensité du cosmos. D’où une première moitié d’une célérité désarçonnante, qui accélère le cours des événements pour rompre l’ordre du fief et laisser Hidetora seul, abandonné de tous et sonné par la trahison de ses fils, errer à moitié fou dans la vallée en proie au désordre. On reconnaît ici la rythmique si spécifique de Kurosawa, qui alterne pics narratifs et moments de stase, varie les échelles de lieux et de blocs narratifs pour marier les tonalités mais aussi pencher vers un déséquilibre menaçant de ravaler des personnages qui traversent les récits comme des funambules.
Sauf qu’il n’y a pas d’échappatoire possible dans le pays de Ran, terre où les villages et les habitations sont soigneusement laissées hors-champ pour ne laisser place qu’à quelques bastions voués à brûler et à un désert arpenté par des déments déjà à moitiés morts – en premier lieu Hidetora, mais aussi son fidèle bouffon, l’aveugle Tsurumaru et la bru vengeresse Kaede, hallucinant personnage d’agent du chaos voué à détruire ce qui l’entoure. Elle apparaît autant comme une lointaine héritière d’Asaji, la lady Macbeth du Château de l’araignée, qu’elle n’évoque la folle de Barberousse, pur amas d’énergie sexuelle qui fond sur ses victimes avec l’appétit d’un serpent affamé, tandis que sa mort, figurée par un abondant jet de sang qui s’abat sur un mur vierge, renvoie au dénouement de Sanjuro. Que son personnage puisse être ainsi rattaché à plusieurs films de Kurosawa n’est ni un hasard, ni une volonté manifeste de compiler les éléments épars d’une filmographie en un seul bloc. Il témoigne plutôt, là encore, de la logique d’approfondissement de Ran, qui achève ce que Kagemusha, œuvre déjà aux allures de film terminal, avait préalablement entamé.
Le ciel rouge
La dernière partie de l’œuvre de Kurosawa, consécutive à Barberousse, résulte d’une triple révolution dans sa carrière : arrêt soudain de la prolifique collaboration avec Toshiro Mifune, passage à la couleur avec Dodes’kaden en 1970, mais aussi effondrement des studios japonais qui bouleverse l’économie de fabrication des films de Kurosawa, dont les tournages seront désormais plus espacés (cinq ans à chaque fois entre Barberousse, Dodes’kaden, Dersou Ouzala, Kagemusha, Ran et Rêves). S’engage alors une exploration conjointe des grandes espaces, de la toundra de Dersou Ouzala aux champs de batailles de Kagemusha, et d’un travail sur la couleur qui aboutit parfois à des expérimentations très outrancières, tels les fonds peinturlurés de Dodes’kaden ou les rêves bariolés de Kagemusha. Dans Ran, au contraire, les essais aussi audacieux que visibles ont laissé place à un usage plus parcimonieux mais non moins radical de la couleur, accordant, à l’image de l’assassinat de Kaede, une place de choix au sang, qui gicle et se répand aussi dans la séquence de l’assaut des deux fils contre le château dans lequel s’est terré le père, où toute la petit cour d’Hidetora périt ou se suicide. C’est comme si, soudainement, toute l’horreur contenue dans le cinéma de Kurosawa (par exemple, le dénouement des Salauds dorment en paix, dont la part la plus scabreuse tient en une ellipse), ressurgissait alors dans tout son éclat et sa vitalité, pour laisser le héros évidé face à un tel déchaînement de flammes et de violence.
Mais la violence, au fond, se drape surtout dans les pliures des nuages qui flottent au-dessus des protagonistes. Jamais Kurosawa n’avait autant filmé le ciel que dans Ran, où il est ici un personnage à part entière, une moitié du monde – cf. la bannière du clan Ichimonji, composée d’un astre surplombant un croissant renversé –, précisément parce que Kurosawa n’a jamais autant filmé les hommes comme d’infimes particules au milieu de l’univers. C’est là où le film est le plus beau, dans ses incroyables plans de demi-ensemble où traînent autant des hommes seuls que des armées entières, se livrant des batailles aux allures de fin de monde, dans la droite lignée de Kagemusha (la flamboyance de l’épée vacille, là encore, face à la froide efficacité du plomb). Il y a donc l’enfer du monde (la vallée), l’immensité du ciel, et au milieu l’homme, tiraillé entre les deux strates, comme l’illustre la fin, sublime, qui voit l’aveugle Tsurumaru tâtonner sur une corniche. Alors que sa canne pointe dans l’abîme, le personnage vacille et fait tomber le « bouddha miséricordieux », un rouleau renfermant l’image de la divinité, que sa sœur lui avait confié pour qu’il ne sente plus jamais seul. La caméra s’arrête alors sur l’icône gisant par terre, avant de revenir sur le personnage pour mieux s’éloigner de lui, par deux décadrages consécutifs, puis un fondu au noir. Plus rien ne se tient alors entre l’homme, seul, et l’obscurité éternelle.