Chien enragé, tourné en 1949, est déjà le neuvième film de Kurosawa, qui commença sa carrière en 1942 alors que la Seconde Guerre mondiale faisait rage. S’attaquant aux mêmes problématiques que le néo-réalisme italien – et même le réalisme poétique de Renoir –, ce polar magnifique conjugue l’atmosphère tendue et oppressante du film noir, la réflexion existentialiste sur les notions de bien et de mal et la description quotidienne d’un Japon ravagé par la guerre. Un film essentiel pour aborder l’œuvre difficile – et cependant incontournable – du cinéaste japonais.
La première sensation qui émane de Chien enragé provient de la chaleur. Kurosawa filme la suffocation de ces journées d’été caniculaires, où le moindre mouvement devient proprement insupportable, où la moindre source d’eau fraîche devient source de vie. Dans ce contexte, la quête du détective Murakami, dont l’honneur et la moralité sont bafoués par le vol de son colt, prend une dimension quasi métaphysique. La chaleur qui rend fou évoque la situation des Japonais martyrisés et culpabilisés pour leur engagement aux côtés du « Mal ». La pauvreté et la destruction du pays conduisent en effet à un état hypnotique et amorphe, où chacun est tenté d’emprunter les voies les plus faciles d’accession à la richesse.
Le portrait psychologique de Yusa, le voleur de colt (auquel Kurosawa ne donne un visage que sur les dix dernières minutes de film), est à cet égard passionnant. Entraîné au crime par le vol de son sac à dos, il est le « mauvais » double du jeune inspecteur, qui a lui-même failli sombrer dans la délinquance au sortir de la guerre. Ce thème du double est d’ailleurs le fil conducteur du film. Conduit à s’intéresser à la personnalité de l’homme qui lui vaut sa disgrâce morale, Murakami reconnaît en lui sa propre face sombre : jeune homme torturé et suicidaire, Yusa est meurtri dans sa chair par la défaite nationale et la confusion engendrée par l’occupation américaine. Américanisation soudaine (les femmes s’habillent à l’européenne, dansent sur du jazz, les matchs de base-ball font fureur), mœurs et société nouvelles : toute une jeunesse en quête de repères s’égare, confondant Bien et Mal, se laissant aller au pire pessimisme. Dans la splendide scène de fin, confrontation tant attendue entre Murakami et son voleur, Kurosawa les filme en face à face, comme si le jeune inspecteur se regardait dans un miroir. Incapable de faire le moindre mouvement, Murakami doit pourtant tuer le double pour se sortir de cette situation inextricable. Lancé ensuite dans une poursuite haletante du meurtrier, Murakami finit par s’effondrer avec lui d’épuisement, dans l’herbe haute. Ainsi allongés l’un à côté de l’autre, les deux hommes se ressemblent tant qu’on sent de façon presque palpable les troubles de conscience de Murakami, incapable de voir Yuva comme un coupable.
Que la thématique et le style soient si proches du néo-réalisme italien, c’est une évidence. Lors de la scène du vol même, où Murakami poursuit son agresseur, on pense sans hésiter au Voleur de bicyclette. Pourtant, le film de De Sica ne fut diffusé au Japon qu’après la sortie de Chien enragé. Kurosawa explique cette coïncidence frappante avec lucidité : « Des situations historiques et sociales similaires donnent naissance à des œuvres similaires. » Le Japon de 1949 occupé par les Américains a des airs de l’Italie de 1943, « libérée » du fascisme par de nouveaux oppresseurs. Dans une séquence exemplaire, étonnamment longue, Kurosawa filme des visages et des scènes de la vie quotidienne, en surimpression avec le visage ou les pieds de Murakami, déguisé en mendiant, parti à la recherche de son voleur dans les bas-fonds de la ville. Cette mise en scène d’un univers sombre et glauque, en apparence inutile dans le déroulement du récit, participe à la création d’une atmosphère réaliste (le film est clairement tourné en décors extérieurs) et poétique qui rappelle immédiatement l’œuvre de Renoir, et notamment Les Bas-Fonds, l’adaptation du roman de Gorki dont Kurosawa tirera justement une autre version en 1957.
Chien enragé, description passionnante du Japon de l’ « après-guerre » (terme utilisé en français dans une jolie scène entre Murakami et son mentor, le commissaire Sato), est bien entendu surtout un polar à la facture extraordinairement moderne. En faisant introduire son film par une voix-off agressive, Kurosawa plonge le spectateur dans une ambiance angoissante et tendue, que le cinéaste ménage par de nombreuses pauses contemplatives, d’une longueur inhabituelle, telle la virée dans les bas-fonds de Murakami, le match de base-ball où les enquêteurs tentent de « coincer » un truand ou ce plan splendide sur les danseuses du music-hall, effondrées les unes à côté des autres après leur show, transpirant, étouffant, presque mortes. En cassant régulièrement le rythme, Kurosawa rend plus abruptes encore les accélérations soudaines de l’enquête, d’abord recherche inquiète et solitaire d’un jeune policier inexpérimenté, puis reprise en main par un vieux briscard de la police qui ne s’en laisse pas compter (le buddy movie avant l’heure).
Conjuguant la chaleur et l’humidité palpables des scènes, la musique aux soubresauts violents, les contre-plongées en forme d’abîme, la mise en scène toute en intensité (dans les passages d’un plan à l’autre, souvent par volets) et en profondeur (dans le cadrage), Kurosawa obtient avec Chien enragé un « film noir » parfait de bout en bout. Hitchcock lui-même l’aurait salué bien bas.