Le décor a beau être inédit pour le cinéaste, que ses admirateurs se rassurent : nous sommes bien chez Woody Allen, du générique en lettres blanches sur fond noir à la voix off mi-distanciée, mi-complice qui narre les (més)aventures sentimentales de deux amies américaines venues passer un été à Barcelone. Vicky (Rebecca Hall, splendide révélation du film), la brune, est une sage étudiante sur le point de se marier, accueillie par une tante lointaine, Judy (Patricia Clarkson) dans sa somptueuse villa barcelonaise. Cristina (Scarlett Johansson), qui l’accompagne, est son exact opposée : blonde, célibataire et pas vraiment sûre de ce qu’elle souhaite faire de sa vie professionnelle et affective. Leur rencontre avec un peintre célèbre, Juan Antonio (Javier Bardem), séducteur énigmatique qui ne cache pas ses intentions (en gros, coucher avec les deux) va complètement bouleverser leurs vies respectives. Et c’est sans compter l’apparition de l’ex-épouse de Juan Antonio, Maria Elena (Penélope Cruz), au tempérament volcanique…
Tout est beau dans Vicky Cristina Barcelona : la ville, sublimée comme dans un dépliant touristique luxueux ; les maisons, jardins et intérieurs, à faire baver d’envie ; et les comédiens (tous formidables), dont chaque geste, sourire et frémissement semblent n’avoir pour seul but que de susciter un frisson érotique chez le spectateur (garçons et filles confondus). Tout cela n’est que pure façade, bien entendu, mais Woody Allen n’abuse pas cyniquement de ce bel emballage. Il joue et se joue des clichés sur Barcelone tout autant qu’il prend un plaisir communicatif à promener ces corps somptueux dans un scénario aux allures de conte sensuel. Les deux Américaines, l’une bourgeoise, l’autre bobo, fricotent avec l’étalon espagnol pendant que son ex-femme déboule à la moitié du film avec tout l’attirail de la Femme almodovarienne. La fantaisie est à son comble, nos personnages revêtant avec grâce les apparats de la comédie sentimentale hollywoodienne, option « voyage en Europe ».
En réalité, la délicieuse perversité du film ne réside pas dans la mise en scène des rapports charnels (il n’y en a d’ailleurs presque pas), mais dans la façon quasi-innocente qu’a le cinéaste de confronter des figures archétypales à des interrogations toutes réalistes dans lesquelles n’importe qui peut se projeter. Vicky, Cristina et les autres sont tout à la fois héros de contes, stéréotypes de romans de gare, clichés hollywoodiens, objets de désir et esprits tourmentés, autant de facettes dont on peut s’amuser à n’apprécier qu’une partie ou à embrasser dans leur totalité. C’est une nouvelle liberté que s’offre Allen, chez qui le sexe est généralement plus cérébral que physique, en tout cas rarement constitutif de la construction d’un personnage. Ici, le désir est partout : dans les dialogues, dans la lumière, dans le moindre souffle des comédiens – la scène de la séduction au restaurant entre Vicky, Cristina et Juan Antonio en est le plus bel exemple.
Au centre de la plupart des films de Woody Allen, il y a la question du choix. Vicky Cristina Barcelona ne déroge pas à la règle, et le réalisateur se moque là encore des codes attendus. Vicky ou Cristina, la raison ou les sentiments : chacune pense se laisser envahir par le doute ou le plaisir, chacune se laisse emporter par un simulacre de liberté, et à l’heure du choix, chacune pense avoir repris la main sur son destin. Les deux pauvres ingénues ne maîtrisent évidemment rien : la voix-off (pourtant pas celle de Woody Allen) est bel et bien celle de ce Dieu-cinéaste-créateur qui semble bien s’amuser du tour pendable qu’il a joué à ses créatures. Vicky finira par se révéler à elle-même, quand bien même ce qu’elle voit dans le miroir est moins romanesque que ce qu’elle aurait aimé secrètement y trouver. Cristina en saura à peine plus sur ses désirs à la fin du film qu’au début, mais elle aura permis à Juan Antonio et Maria Elena de se retrouver une passion commune dans leur amour et leur désir pour elle. À l’aéroport, les deux jeunes femmes quittent leur parenthèse enchantée pour retrouver le sol américain. Le charme du conte de fées est rompu, la réalité reprend ses droits mais Vicky, Cristina et les autres peuvent continuer leurs aventures… dans nos fantasmes.