Premier long métrage réalisé par Paul Schrader (en 1978), Blue Collar est atypique à plusieurs titres. D’abord, pour quiconque connaît l’œuvre de l’individu rendu célèbre avant tout par ses collaborations de scénariste avec Martin Scorsese (notamment Taxi Driver), le film a de quoi surprendre de sa part. Schrader, ce sont surtout des portraits de personnages sur de cauchemardesques chemins de perdition, portraits plus ou moins dignes d’intérêt suivant celui qui s’empare du scénario, que celui-ci vienne de lui ou non. Et il faut bien dire que quand c’est lui-même qui s’en charge (Hardcore, American Gigolo ou tout récemment The Canyons), la conviction n’est guère au rendez-vous, le résultat étant la plupart du temps engoncé dans une rigidité puritaine qui n’agite le glauque qu’en s’en protégeant derrière son moralisme (ce que Daney appelait ses « descentes aux enfers truquées »). Blue Collar, lui, ressemble à un premier essai porteur de promesses bien différentes, pour lequel son réalisateur a étrangement gardé peu d’estime (peut-être à cause des difficultés de travail avec des comédiens constamment en conflit). Le film arpente des chemins polémiques mais jouant autrement moins du soufre et de la flagellation : les vices domestiques de ses personnages sont des distractions face à l’oppression sociale qui les entoure, et dès lors source de comédie ; et s’il y a une posture morale, celle-ci se place moins en regard de ses personnages que d’un système qui les surplombe et les instrumentalise.
Car nos trois personnages principaux, ouvriers dans une usine automobile de Detroit, sont des exploités, à la fois par les patrons et par le syndicat qui prétend défendre leurs intérêts. C’est là une autre singularité de Blue Collar. Peu nombreux sont les films américains traitant de la condition ouvrière de front, sans la mettre à distance dans l’arrière-plan ou la faire rentrer de force dans des archétypes de fiction, non sans arrière-pensée politique (ainsi compte-t-on plusieurs descriptions des syndicats comme un milieu véreux, comme dans Sur les quais ou dans Hoffa). Plus rares encore sont ceux qui le traitent sur un ton aussi pessimiste, au risque de compromettre encore plus le succès commercial. Un an après le film de Schrader, Martin Ritt allait réaliser un film au sujet voisin, Norma Rae, dont l’approche plus conciliante, centrée autour d’une héroïne confrontée aux dérives du monde du travail (et apprenant au passage à maîtriser les rudiments de la lutte syndicale vue pour une fois de façon positive), rencontrerait plus de reconnaissance en son temps et vaudrait même à l’actrice Sally Field un Oscar.
Désunion
Les trois compères de Blue Collar, eux, ne paient pas de mine, et leur lutte, par la voie militante puis par l’acte criminel, est d’autant plus inégale que leur adversaire maintient son emprise sur eux par leurs propres faiblesses — à commencer par leur inaptitude à agir ensemble pour un intérêt commun. Point d’union sacrée contre le patronat ici — du patronat proprement dit, on ne verra guère que ses sous-fifres, et pour cause : un responsable de syndicat, dressé sur l’estrade ou assis derrière son bureau à enfumer ceux qui viennent réclamer son intercession, ne se distingue guère d’un chef d’entreprise ou d’un chefaillon de service. C’est sans concession que Blue Collar dépeint un syndicalisme totalement absorbé dans le capitalisme libéral américain, jusqu’à reproduire en interne la même logique d’exploitation de l’homme par l’homme. Les espoirs d’un rassemblement de la masse populaire comme contre-pouvoir ne sont pas ici ignorés par la fiction américaine, mais montrés comme dévoyés et déçus. Et si le film emprunte des accents légers voire comiques pour désigner cette duperie, avec sa chanson « Hard Workin’ Man » chantée par Captain Beefheart, la verve fleurie de ses interprètes (notamment l’acteur comique Richard Pryor, sans moustache et déchaîné dans ce qui reste sans doute son rôle le plus sombre et dérangeant), ses sketches absurdes sur les vicissitudes d’un système inique (la machine à café défaillante, les ruses pathétiques pour gruger le fisc, l’argent volé qu’on surévalue plusieurs fois pour escroquer les assureurs), le rire ne fait que donner un écho à l’amertume.
Mais Blue Collar ne vaudrait pas tant que cela s’il ne tenait qu’à la dénonciation d’un système. S’il marque l’esprit, c’est aussi et surtout pour ses portraits d’antihéros faillibles, donc jouets immanquables des manipulations de leurs exploiteurs, et néanmoins bouleversants par l’humanité de leurs failles. Car le système exploiteur, machiavélique, divise pour régner, tirant les ficelles de l’individualisme au sein de l’union (terme anglais pour « syndicat»…), truquant l’idée de lutte des classes en attisant sournoisement la lutte dans la classe ouvrière, opposant les hiérarchies, voire les ethnies. Et c’est au regard de ce postulat que le film trouve sa beauté, en refusant justement de se conformer à ces divisions orchestrées d’en haut. Il affiche certes un trio des plus hétéroclites, à l’image de leurs interprètes, que ce soit par leurs origines ou par leurs méthodes de jeu, acteurs qui firent un bruyant écho aux divergences entre leurs personnages par leurs frictions régulières et parfois violentes sur le tournage, entre eux et avec le réalisateur (Pryor étant, selon les témoignages, le plus problématique). Et pourtant, Schrader maintient son approche de ses personnages, non sur ce qui les différencie (pas même les choix finaux divergents des uns et des autres, qui eussent pu appeler un jugement moral), mais sur ce qui les met dans le même sac d’humanité : leurs faiblesses, précisément, leur tendance à s’accrocher chacun à ses illusions, l’incapacité de chacun à mettre ses intérêts personnels de côté pour faire tout le chemin avec les autres. Le reste, les caractéristiques discriminantes (« Noir », « Blanc », « traître », etc.), restent à l’état d’étiquettes apposées arbitrairement sur eux par d’autres pour en faire leurs instruments, et avec lesquelles le cinéaste garde ses distances.
Et quand, au bout de cette route de désillusion, deux anciens amis séparés par les ruses du pouvoir s’invectivent et se traitent de tous les noms avant de se ruer l’un sur l’autre, ils apparaissent définitivement comme les victimes de ces jeux discriminatoires — victimes d’autant plus ambiguës que, pour une au moins, sa nouvelle situation est un choix par défaut pour se distraire d’une culpabilité personnelle. C’est là le point final de la beauté amère de Blue Collar, œuvre au regard désenchanté, dépassionné et néanmoins à hauteur d’homme, veine dont on peut regretter qu’elle n’ait pas plus inspiré une filmographie à la posture discutable.