Le cinéma d’auteur américain, tel qu’il s’est manifesté cette année à Deauville, est à l’image du cinéma d’auteur mondial : de jeunes réalisateurs visent désormais, dès le premier film, la consécration, l’auteurisation ; ils veulent frapper un grand coup, nous vendre immédiatement la qualité de leur regard. Portrait hanekien d’un ado perturbé (John and the Hole), western relu sous l’angle du mythe d’Oedipe (The Last Son), investigation féministe du monde du cinéma porno (Pleasure), les quelques films qui ont marqué cette 47ème édition donnent l’impression d’abattre toutes les cartes d’un jeu dans lequel on voit un peu trop clair : malgré des qualités formelles, ils ne produisent aucune surprise, ne « décollent » pas, ne songent jamais à suivre d’autres rails que ceux tracés par le scénario, comme s’il n’y avait pas d’imaginaire derrière le pitch.
Placé logiquement hors de la sélection en raison du statut de son auteur, The Card Counter a fait figure d’exception lumineuse et confirme le retour de Paul Schrader au premier plan, quatre ans après First Reformed. Les deux films forment en réalité un diptyque tardif sur la désolation de l’Amérique contemporaine, mais là où First Reformed était monochrome, assourdi, volontairement fade, The Card Counter, dans un geste plus large, confronte l’univers feutré du casino et de ses tables de poker à celui de la guerre. Son personnage principal, William Tell (Oscar Isaac), ancien soldat de l’armée américaine ayant vu et commis le pire à Abou Ghraib, pourrait presque être décrit comme un nouveau Travis Bickle mais le monde intérieur de Schrader n’est plus habité par la même ferveur religieuse qu’à l’époque où il signait les scénarios de Martin Scorsese. Ce monde spirituel, fortement ancré dans une culture protestante, First Reformed en a décrit l’épuisement et The Card Counter suit la ligne aride et désolée de cet imaginaire évidé, où il n’est même plus possible de parler de rédemption (en ce sens, le titre français de First Reformed – Sur le chemin de la rédemption – était à la limite du contresens grotesque). Ce que filme Schrader dans The Card Counter, ce sont des comptes, des contrats, des transactions, des deals : autant de traits typiques du film de casino, mais ici déréglés par des flashbacks en grand angle, où William Tell paraît être lui-même un détenu d’Abou Ghraib. Ce n’est donc pas tant un film de rédemption (car Tell n’aspire au fond qu’à une seule chose : retourner en prison) qu’une histoire de continuité entre deux formes de jeu : la torture, avec sa dialectique de la victime et du bourreau, et le poker, où se pose aussi la question d’être le maître du jeu, dans des formes sociales plus policées où la domination repose essentiellement sur l’ampleur de la mise. Le passage d’un univers à l’autre, qui structure l’ensemble du film, offre ainsi un portrait assez saisissant de la violence capitaliste : sans trop en dire sur l’épilogue du film, il faut souligner le fait que Tell ne peut exorciser ses souvenirs de guerre qu’en se livrant à un jeu sadique, avec un jusqu’au-boutisme qui rappelle les grandes figures schradériennes. À une nuance près, et elle compte beaucoup : son écriture délestée des symboles qui l’ont autrefois alourdie (l’image du boxeur mystique dans Raging Bull ou de l’ange exterminateur dans Taxi driver) ne croit plus qu’à la dimension modeste, simple, concrète, de l’amour humain : le dernier plan du film le prouve assez magnifiquement.
Postures d’auteur
Aucun des films de la sélection n’aura porté de réflexion aussi riche sur la culture américaine et ses valeurs ; tous reposent sur des constructions mettant le spectateur à l’abri de toute surprise, à commencer par John and the Hole de Pascual Sisto. Très structuré, sans doute beaucoup trop écrit (au sens où l’on voit tellement l’écriture qu’il n’y a pas d’écriture propre), le film veut aborder la question de l’adolescence en se démarquant des schémas habituels du teen drama, mais dans sa volonté de singularité, il fait le choix narratif le plus convenu qui soit : créer un personnage d’ado mutique et dépressif et adopter une mise en scène comportementaliste, se tenant à distance du « cas » examiné. Ce cas est celui de John, sociopathe naissant qui passe son temps à jouer au tennis et aux jeux vidéo. Vivant dans sa bulle, sans communiquer avec les autres, John décide un jour, sans que cette décision soit expliquée par d’autres raisons que son mal-être, d’enfermer ses parents et sa sœur dans un bunker (le « trou » du titre) construit dans le jardin de la demeure familiale. Belle idée, dont le film ne fait pourtant pas grand-chose, se contentant d’empiler les séquences soulignant la solitude de John, mises en parallèle avec celles montrant le désespoir de sa famille croupissant au fond du « trou ». Faire le vide autour de John, en limitant ses interactions avec d’autres personnages (un vague ami ado, une voisine suspicieuse) est une manière très commode de rendre compte de son malaise. On reste finalement très perplexe sur les intentions d’un tel film, d’autant que son réalisateur a élaboré autour de son intrigue un dispositif de récit enchâssé (l’histoire de John est en réalité un conte raconté à une ado) qui ne semble destiné qu’à déployer une mise en abyme stérile, dont personne (et en premier lieu le spectateur) ne récolte les fruits. Un coup pour rien, en somme.
Proposition plus originale sur le papier, The Last Son de Tim Sutton est un western œdipien dont le scénario reprend les grandes lignes de la tragédie de Sophocle en les inversant : c’est Laïos (ici un vieux cow-boy dur à cuire tuant tous ceux qu’il croise sur sa route) qui doit éliminer son fils illégitime (un hors-la-loi qui, à l’instar de son père, a toujours le doigt sur la gâchette). Fort de cette structure tragique, renforcée à coup de prophéties, le film explore une autre mythologie, plus américaine : celle du western crépusculaire à la Eastwood, ouvertement cité comme figure tutélaire (on pense surtout à Pale Rider et à Impitoyable). De cette mythologie, d’autres néo-westerns récents ont déjà largement fait le tour (No Country for Old men et True Grit, entre autres), épuisant les derniers feux du « crépuscule » du genre. Ainsi, les personnages de The Last Son ne sont plus que des figures vides, simplement investies par un désir de « faire western ». La mise en scène se repaît de leurs chevauchées dans des décors forestiers et ne rate pas une herbe sauvage ou un chardon pour faire « wild ». C’est parfois très beau, mais aussi complètement vain : reste que The Last Son a au moins le mérite de s’attaquer à une montagne (le western) là où John and the Hole se contente de reproduire les petites afféteries des films de festival que l’on voit à longueur d’années dans les salles et sur les plateformes.
Pornographie et puritanisme
Film à sujet – les coulisses de l’industrie du porno comme vous ne les avez jamais vues, disait le pitch deauvillais –, Pleasure de Ninja Thyberg a d’indéniables qualités documentaires : on devine que la plupart des scènes de scène auxquelles se livre Bella, jeune Suédoise voulant percer dans le milieu du porno américain, sont le fruit d’un travail d’observation et d’immersion de la réalisatrice dans l’industrie du X. Dans la première scène, Ninja Thyberg oppose ainsi à la rhétorique du gros plan propre au porno des plans inédits montrant le prosaïsme du tournage : acteur ayant du mal à se déshabiller, problème de positions, rougeurs sur la peau après une fellation. Le film vaut d’abord pour ce regard très technique sur ce qu’il représente et s’il avait su s’en tenir à ce seul regard, il aurait pu être le meilleur film jamais réalisé sur le porno. Ninja Thyberg n’a toutefois pas pu se contenter de simplement décrire un milieu professionnel, elle porte sur celui-ci un regard très moralisateur qui amoindrit la force des scènes de tournage et fait de Pleasure un film à charge contre le milieu, dénonçant pêle-mêle la brutalité masculine, le manque de solidarité des travailleuses du sexe et le cynisme de leurs agents. Après être allée de plus en plus loin dans l’exploitation de son propre corps, Bella finit littéralement par s’emparer d’un phallus (un gode-ceinture) pour brutaliser une autre actrice avec laquelle elle tourne une scène : devenue enfin, par la magie du phallus, le sujet jouissant, elle traverse le miroir, occupant désormais la position double de l’acteur et du spectateur masculins, en lieu et place de celle d’objet sexuel, qui a été la sienne tout au long du film. Ayant atteint ce stade que l’on pourrait nommer celui de la révolte (même si cette position est encore le produit d’une mise en scène : un réalisateur enregistre la performance), Bella peut quitter le film et le milieu, en claquant la portière d’une limousine. L’expérience est terminée, merci pour la leçon.