Si The Card Counter faisait partie, au dernier festival de Deauville, du haut du panier d’une sélection composée de films globalement médiocres, le retour en grâce Paul Schrader, annoncé avec First Reformed, mérite cependant d’être légèrement nuancé. Je signalais déjà, en septembre dernier, que The Card Counter « suivait la ligne aride et désolée d’un imaginaire évidé » – impression confirmée aujourd’hui par un second visionnage. Pour dire les choses plus concrètement, le film oscille entre plusieurs genres (un film de casino, un revenge movie bricolé avec les moyens du bord, puis un autoportrait dépressif de son auteur) en les désertant progressivement, laissant en son centre une figure vide : William Tell, superbement incarné par Oscaar Isaac. Il fallait attendre le retour de l’acteur dans un grand rôle pour le voir livrer une nouvelle performance glaciale, dans la lignée de A Most Violent Year ou Ex Machina. Avec sa voix blanche et son visage mono-expressif, le personnage de Tell, revenu de l’enfer d’Abou Ghraib, vit reclus dans des lieux neutres (chambres de motels, casinos) ; il s’agit d’un fantôme de guerre comme le cinéma américain sait les faire revenir lorsqu’il s’attaque au récit de sa propre histoire – le dernier en date étant peut-être le GI incarné par Bradley Cooper dans American Sniper.
Cette figure vide, qui constitue donc le centre de gravité du film, côtoie des personnages-satellites qui représentent les deux faces, mais aussi les deux voies du héros schradérien : d’un côté celle de la rédemption, tracée par La Linda (Tiffany Hiddish), coach bienveillante prenant Tell sous son aile lors de ses tournois de poker et esquissant avec lui un début de relation amoureuse ; de l’autre, un cycle de violence incarné par Cirk (Tye Sheridan), jeune homme voulant en découdre avec Gordo (Willem Dafoe), colonel sadique qu’il accuse d’être à l’origine du suicide de son père. Ces deux chemins se croisent souvent dans The Card Counter, faisant de Tell un nouvel avatar de martyr schraderien. Pourtant le film n’a pas tout à fait l’ampleur des grands drames masochistes autrefois écrits pour Martin Scorsese (Taxi driver, Raging Bull), ni l’acuité sociale d’American Gigolo, qui était, comme le notait récemment Brett Easton Ellis, « un néo-noir sous le soleil, menaçant et magnifique, […] un film […] de son temps [qui] avait quelque chose de la new wave de la fin des années 1970 : minimal et chic, luxuriant et corrosif, et quelque chose de gay aussi, qui semblait être partout dans la culture à ce moment-là. » À l’inverse donc des films de la première période de Schrader, The Card Counter forme avec First Reformed un diptyque tardif sur la retraite, au sens spirituel du terme – et il n’est pas anodin de remarquer que le lieu principal de ces deux films est la chambre d’écriture où le personnage principal, solitaire et malade, écrit un récit en forme de mea culpa.
L’enfer
Le casino apparaît dès lors comme un lieu de vanités, où Tell rejoue tous les jours la monomanie qui le fait tenir debout : compter les cartes. Si le film n’accorde que peu de places aux scènes de jeu (il n’y a aucun plaisir lié aux mises engagées, aucun suspense sur les parties gagnées ou perdues), c’est parce que Scharder regarde le casino comme un enfer soft, dans les coulisses duquel se rejouent autrement les mécanismes de domination que Tell a connus dans les prisons irakiennes. À ce titre, il faut mentionner le personnage de Mr. USA, allégorie grotesque habillée aux couleurs de la nation américaine qui occupe bien plus qu’une place de second plan : c’est l’éternelle comédie de l’Amérique capitaliste qui se rejoue sur le tapis vert des tables de jeu, où chaque victoire de Mr. USA déclenche un début d’élan patriotique (d’autres joueurs scandant fièrement « USA, USA, USA »). Amères victoires toutefois, car à côté de ces éclats – très rares dans l’ensemble du film – il n’y a presque aucune trace de vie autour de Tell : de nombreux plans d’ensemble montrent des halls déserts, des salles de jeux clairsemées, des bars vides. Même les machines à sous ne font pas de bruit. Comme First Reformed, The Card Counter est donc un film volontairement éteint, assourdi et dévitalisé, au centre duquel Schrader a placé, non sans une certaine ironie, les restes d’un jardin d’Eden scintillant, comme si l’imaginaire chrétien – qui a tant compté dans le monde schraderien – avait lui-même été colonisé par le capitalisme. C’est sûr : le chemin de la rédemption n’existe pas dans The Card Counter.