« Qui soulage l’obstruction soulage la tension. » Véritable remède contre les esprits obstrués et les corps guindés, La Folle Ingénue (Cluny Brown) est la dernière comédie réalisée en 1946 par Ernst Lubitsch, l’ultime retour de flamme d’une filmographie brillante de légèreté et d’ironie. Le titre français rappelle Molière ou Labiche : Charles Boyer joue un intellectuel à l’esprit mordant et aux méthodes un poil escrocs, qui fond pour les beaux yeux de chat persan d’une jeune servante désinhibée (Jennifer Jones). Joyeusement, Lubitsch y sème pléthore d’allusions sexuelles, si nombreuses qu’elles finissent par en perdre leur statut d’allusion… Et pourtant, des chefs d’œuvres comme Ninotchka, To Be or Not To Be ou Haute pègre ont éclipsé La Folle Ingénue. Sans doute parce que derrière les ornements classiques de la comédie à la Lubitsch, La Folle Ingénue sonne différemment : sous ses airs faux de vacuité lisse, résonne une intrigante beauté.
Qui ne peut résister à l’appel impérieux de la tuyauterie ? Vive, jolie et charmante, Cluny Brown aime déboucher les éviers. Sujette à cette étrange pulsion, la jeune femme aux manières peu ordinaires est contrainte par son oncle Arn qui veut parfaire son éducation, de trouver une place de domestique chez les Carmel, famille issue de la haute bourgeoisie britannique. Mais Monsieur et Madame Carmel, qui aiment s’adonner aux joies du « teatime » et de la « crumpet », ne sont pas très adeptes du débouchage de siphon encombré. Dans leur grand salon, Cluny a la gaffe facile : elle apostrophe le maître de maison d’un « Comment se porte votre plomberie ? » ou, faisant allusion au voisin des Carmel, un respectable Colonel octogénaire, elle déclare : « Je vais avoir un chiot du Colonel. » À coups de marteau sur le tuyau, Cluny Brown déboulonne les conventions de la respectabilité britannique. Le destin de la jeune servante croise un jour celui d’Adam Belinski, intellectuel et écrivain tchèque en exil, sorte de sophiste un peu escroc. Ils n’ont rien en commun à une exception près : Si le coup de marteau sied à Cluny, Belinski, quant à lui, transgresse les règles de la bienséance avec les mots.
Mais il est vain de raconter l’histoire de La Folle Ingénue. Car, ce qui surprend est la ténuité de l’intrigue. L’action est très mince, elle n’est que prétexte aux joutes verbales des personnages. Ce n’est pas tant l’action qui intéresse Lubitsch ou le sens dramatique de l’Histoire (l’intrigue de La Folle Ingénue se déroule en 1938, à la veille de la Seconde Guerre mondiale) que l’anecdotique. Loin de la satire politique (Ninotchka), du pamphlet anti-hitlérien (To Be or Not To Be), de l’ode à l’escroquerie amoureuse (Haute pègre), l’intrigue démarre en toute trivialité : à Londres, Sir Hilary Ames reçoit à l’occasion d’un cocktail mondain mais malheur ! l’évier de la cuisine est bouché et les invités s’apprêtent à sonner.
Grâce à ce recours à l’anecdote, La Folle Ingénue brille de cette impertinence fâcheusement scabreuse : car c’est l’un des rares films de Lubitsch dans lequel les allusions à la sexualité des protagonistes sont à ce point métaphoriquement formulées. La première scène est édifiante : Cluny Brown, qui se trouve chez Sir Ames, vient tout juste de déboucher l’évier, et Lubitsch filme le corps et le beau visage d’une Jennifer Jones complètement grisée par le champagne, qui se prend à miauler et s’étire comme une chatte sous les regards médusés de deux hommes. « Je me sens tellement bien, tellement libre ! » gémit-elle alors que son oncle sonne à la porte et s’empresse de la ramener dans le droit chemin. Il y a chez Lubitsch une certaine grâce du scabreux. Le code Hays n’y a‑t-il vu que du feu ?
Allusions au sexe, dialogues savoureux, sens de l’ellipse, jeux de langages, quiproquos d’identité (« Qu’est ce que le belinski ? », Est-ce une « chose » que ne possèderait pas la Grande-Bretagne ? s’interroge Madame Carmel), La Folle Ingénue regorge de tous ces éléments de mise en scène propres au style de Lubitsch. Lorsque le dialogue n’est pas de mise, l’art savant du cinéaste épouse alors toutes les possibilités du son comme dans la scène de rencontre entre Cluny et le pharmacien Wilson. Ce dernier souhaite en faire son épouse, à la condition que la jeune femme plaise à Madame Wilson mère. Cette séquence mémorable est soutenue par une géniale orchestration sonore dans laquelle les sons deviennent les principales composantes du récit : les gazouillis d’oiseaux, les toussotements et raclements de gorge de la mère, l’affreux morceau de musique joué par Wilson, l’intervention inopinée de Belinski qui sonne à la porte de la pharmacie et disparaît pour importuner Wilson.
C’est sans doute le personnage d’Adam Belinski incarné par Charles Boyer qui forme l’étrangeté de La Folle Ingénue. S’il possède certaines caractéristiques propres à l’élégante séduction des autres personnages de Lubitsch (Gaston Monescu dans Haute pègre par exemple), Belinski est paradoxalement leur contraire. Il n’est pas dans l’action, c’est d’abord un théoricien dont l’étrange séduction frôle l’exégèse. Adam Belinski, figure de Tzigane en exil, ayant fui la Tchécoslovaquie, porte en lui un certain sens de l’Histoire et les signes avant-coureurs de la mort (le conflit mondial, l’extermination des juifs) et traîne sa dérision tragique dans un milieu bourgeois faussement sécurisant, embourbé dans les conventions. Enfin, la psychanalyse est très en vogue à cette époque à Hollywood. Non sans humour, Lubitsch fait donc de Belinski une sorte d’accoucheur des esprits, le révélateur de l’inconscient des personnages. L’intellectuel s’oppose ainsi frontalement au pharmacien Wilson dont les petits flacons remplis de vie et de mort font, un temps, rêver notre ingénue et l’entraînent vers d’illusoires joies matrimoniales. Si Wilson est, selon les mots de Belinski, « le sédatif » de Cluny et de la société tout entière, Adam Belinski en est le laxatif. Étrange film que cette Folle Ingénue qui est comme le regret d’un plaisir prêt à être consommé, plaisir d’autant plus fort qu’il précède une catastrophe.