La Dame du vendredi, comédie de Howard Hawks, reste partout citée comme un modèle du genre en termes de rapidité et de bannissement du temps mort. À raison : entre les péripéties déboulant de tous les côtés (assaillant par portes, fenêtres et téléphones les deux lieux principaux de l’action : un bureau de rédacteur en chef et une salle de presse) et les répliques faisant la course entre elles, le film ne laisse souffler ni ses personnages ni le spectateur. C’est qu’on ne joue pas dans la même cour que ces comédies françaises droguées au bon mot facile qui fait passer le temps : si le verbe est aussi haut chez Hawks, il est surtout vif, au moins aussi éloquent par son rythme que par son contenu. La parole est une action comme une autre, c’est-à-dire que si les mots apportent des informations, la seule empreinte physique de la parole (son débit, son refus de la pause, le fait de répondre à la parole du vis-à-vis) offre une expression plus sûre encore, celle de choses moins directes, plus secrètes. Si bien qu’au bout du compte tout dans ce film n’est qu’action, et que l’on n’a d’autre choix que de rester rivé à elle, de suivre ses moindres emballements, quitte à n’avoir qu’à peine le temps de s’émouvoir des victimes collatérales de cette cavalcade (comme Mollie Malloy, cette femme éprise d’un prisonnier au point de se défenestrer). Mais sérieusement, souhaiterait-on avoir un autre choix ?
La clé du plaisir pris à suivre cette trajectoire infatigable tient en partie au fait que c’est un plaisir recherché aussi par le personnage principal – une héroïne en l’occurrence – même si elle met un certain temps à s’avouer cette dépendance. Brillante journaliste dans un grand quotidien, Hildy (jouée par l’énergique Rosalind Russell) est montrée comme une maîtresse dans cet élément dès sa première apparition, en un plan ou presque : ce travelling qui la suit à travers une de ces newsrooms qui seront plus tard encore immortalisées dans Les Hommes du président, à peine entrecoupé par les contrechamps des collègues qui la saluent. Elle a pourtant décidé de quitter ce travail et surtout son rédacteur en chef, qui se trouve être aussi son ex-mari, pour aller épouser un gentil courtier en assurances et s’installer dans une vie rangée. Mais aussi suave (normal : c’est Cary Grant) que guère étouffé par les scrupules, l’ex-mari, Walter, est prêt à tous les coups tordus pour garder Hildy auprès de lui, professionnellement et intimement. On ne doute guère qu’il parviendra à ses fins, ni que la jeune femme qui pourtant ne s’en laisse pas conter se laissera bien reprendre à ce doux piège, d’autant plus que d’autres caprices du destin (elle doit couvrir une exécution, le condamné s’évade, et d’autres choses encore) viendront se mêler de la partie pour rappeler à chacun ses véritables inclinations.
La parité, mais pas pareil
Pour mener avec entrain à l’inevitable conclusion, La Dame du vendredi fait comploter ensemble les attentes d’un genre (la comédie du remariage) et l’agressivité d’une charge (une satire de l’absence de scrupule des media d’information). Même sa proverbiale célérité agit de sorte que les accélérations induites par ses pistes narratives se confondent, qu’on n’arrive plus à séparer les soubresauts du désir et de la re-séduction, le burlesque de la charge contre la rapacité journalistique, l’irruption de la satire politique (une sous-intrigue impliquant le maire véreux), etc. Ce faisant, le film développe une intéressante ambiguïté, celle d’une confusion possible entre relation sentimentale et relation au travail. Walter en est une figure évidente, qui, pour garder son emprise sur Hildy, n’hésite pas à user du seul ascendant dont il dispose encore sur elle, ne fût-ce que pour quelques heures : la supériorité hiérarchique professionnelle (et pour tout ce que cela ne résout pas, il reste les coups fourrés). Plus troublant : Hildy, cette femme à forte tête, finit précisément par tomber, soudainement, dans le panneau de l’excitation du travail dont elle prétendait s’extraire – tout en affichant sa conscience de cette dépendance, affirmant tout à la fois que son patron est une fieffée crapule et qu’elle ne peut décidément se passer de lui. Quitte à ce que le couple reconstitué reconnaisse, finalement sur un pied d’égalité, que c’est ce travail qui concrétise leur lien amoureux.
Drôle de duel entre les sexes, à l’arrivée. L’homme ne cesse de désirer, et d’habiller son désir dans sa posture virile ; la femme, elle, affirme haut et fort son indépendance, mais pour finir par admettre qu’elle n’est pas imperméable à la séduction et reste soumise aux mouvements du cœur. On retrouve là la curieuse position de Hawks sur le sujet, lui qui aurait sans doute bien ricané si on l’avait de son vivant qualifié de « féministe » (ce qualificatif que commentateurs et experts en marketing s’appliquent aujourd’hui à vider de son sens), mais qui eut toujours à cœur de montrer l’humain (sans distinction de sexe) plus fort, plus faillible, plus noble, plus vil, plus surprenant qu’on le croit.