La filmographie des frères Coen s’envisage selon différentes entrées. Ces seuils sont connus : la comédie lourdingue bas-du-front (Ladykillers, Intolérable cruauté), la comédie mi-absurde, mi-poétique (O Brother, The Big Lebowski), et la tragicomédie de haut vol (Barton Fink, Fargo). D’un ridicule assumé, Burn After Reading penche sans sourciller vers la première catégorie, prouvant par l’absurde que l’on peut très bien signer, la même année, un classique en devenir (No Country for Old Men) et un produit déjà has-been qui ne passera pas l’hiver.
Linda Litzke (Frances McDormand) et Chad Feldheimer (Brad Pitt) sont employés dans un centre de remise en forme de la banlieue de Washington. Ils découvrent par un pur hasard le CD d’un ex-officier de la CIA mis en retraite anticipé, Osborne Cox (John Malkovich). Ce disque contient des données obscures, a priori top secrètes, ce qui éveille à la fois terreur et curiosité chez les deux nigauds. Les deux compères vont décider de faire chanter son propriétaire et lui demandent une « récompense ». Malheureusement, ces données ne sont que les ruminations d’un Osborne au bout du rouleau, alcoolique et limite nervous breakdown, ce dernier préparant laborieusement ses mémoires pour une plus qu’hypothétique reconversion. Voilà tout ce petit monde, complété par un George Clooney en dragueur ringard sévissant sur les chats Internet, embarqué dans une histoire abracadabrante de course-poursuite mêlant FBI, ambassade russe et boisson multivitaminée.
La ritournelle des Coen se déploie en terrain connu : un personnage découvre ou invente ce qu’il ne devrait pas et provoque, par ses maladresses ou sa bêtise, de multiples rebondissements cocasses et incongrus. Un déferlement de forces antagonistes s’abat sur le pauvre homme, au cœur des turpitudes des gangsters ou des hommes d’affaires. Un air de redite ? Pensons à Llewelyn Moss tombant sur un pactole de billets de banque en plein désert dans No Country for Old Men. Conséquence : un déchaînement de violence ahurissant. Pensons à Norville Barns dans Le Grand Saut, parfait idiot qui invente le concept du houla-hop. Conséquence : l’ire des grands patrons qui voient leurs manigances machiavéliques mises à mal par le génie involontaire du petit employé devenu businessman. Le système est clos, obsessionnel. L’individu se démène comme une marionnette au milieu d’un monde oppressant : l’enfer, c’est les autres. Si l’organisation, un brin primaire, fonctionne la plupart du temps grâce à la finesse des dialogues et de la mise en scène, elle tend à s’enrayer quand le cynisme l’emporte sur l’empathie, quand l’ironie projetée sur les personnages devient complaisance malveillante. Et c’est le cas de Burn After Reading : les personnages sont des idiots finis et ne se voient offrir aucune occasion de sortir de l’archétype assigné violemment par les scénaristes.
Le joyeux foutraque de la situation peut de prime abord réjouir et amuser. Comme les contre-emplois des acteurs qui cabotinent jusqu’à la lie. Mais passé les premiers étonnements bienveillants, la lassitude prend le dessus. L’impression laissée est plus celle de la recette appliquée avec paresse et autocongratulation que d’une quelconque subversion des genres ou des règles de bienséance. Point d’irrévérence, on est en plein dans la flagornerie presque obscène, et c’en est gênant. Sous couvert de peindre l’absurdité du monde contemporain, les Coen s’attaquent directement aux petites fourmis plutôt qu’à la structure de la société, cantonnent les personnages dans des figures de cartoon sans âme. Peut-être pour mieux éviter de traiter des vraies raisons du mal rampant que le film semble brocarder ? Peut-être parce que s’acharner sur des quidams sans défense est plus reposant ? Ou alors peut-être, tout simplement, que le ressort comique centré sur le décalage parodique entre personnage et acteur suffit au bonheur étriqué, que l’on espère momentané, de la fratrie. Dans tous les cas, les réponses apportées par le film sont insuffisantes. Et sonnent comme un glaçant retour en arrière : on avait sans doute cru un peu trop rapidement que la médiocrité des affreux Ladykillers ou Intolérable cruauté étaient définitivement du passé.