Drôle de film qu’Ave César !, qui marque le retour des frères Coen à leur veine comique tout en constituant à l’échelle de leur filmographie une étape moins anodine qu’il n’y paraît au premier œil. Ave, César ! est un film sur la croyance dans le temple du faux : le premier plan qui s’ouvre sur une croix illuminée fait valeur de programme qui trouvera sa résolution dans le halo du dénouement. Le récit, qui semble d’abord n’enchaîner que les vignettes parodiques et les gags autonomes, suit en fait un chemin très précis : il nous montre les parcours entrelacés d’un homme, le producteur Eddie Mannix (Josh Brolin), en proie à un dilemme quant à son avenir professionnel, et d’un autre, l’acteur Baird Whitlock (George Clooney), kidnappé par une cellule de scénaristes communistes. L’un pensera trouver la justice dans ce qui se révélera faux (le communisme), jusqu’à buter, lapsus parfait, sur le mot « foi » lors d’une prise qui s’annonçait pourtant particulièrement émouvante, là où l’autre comprendra que le juste se trouvait depuis le début dans ce qui apparaissait d’emblée comme faux (le cinéma).
User la croyance
Ce qui s’avère réellement intriguant tient à la contamination progressive du faux au sein de l’espace filmique : par le truchement de fausses parenthèses en forme de reconstitutions de divers genres du cinéma classique (western, mélodrame, péplum, comédie musicale), le film travaille constamment cette imbrication du vrai et du faux, autant par des dispositifs scéniques (exemple : un acteur qui joue faux devient la seule chose vraie dans un studio où l’artificialité est reine), que des trucages numériques qui affichent toute leur facticité. La bascule survient lorsque le film-dans-le-film et le film lui-même se confondent en une même image, celle du personnage joué par Channing Tatum sautant d’un bond altier vers un sous-marin soviétique émergeant de nulle part. Ce groupuscule communiste, qui semblait incarner jusqu’à ce stade du récit un contre-point historique aux puissances du faux (le soft power d’Hollywood et la promotion d’un modèle capitaliste comme moteur de l’industrie filmique), révèle alors sa nature toc, et le film son vrai dessein : faussement satirique, il interroge en vérité, autant sur un versant parodique que dans sa chair même, la croyance que l’on peut avoir dans une image fabriquée. Le gag des jumelles incarnées par Tilda Swinton est une bonne illustration de l’entreprise des Coen : le spectateur n’est pas dupe de l’artifice (elles n’apparaissent jamais ensemble à l’écran) mais ce dernier paraît pourtant moins faux que les scènes de dessous de tournage, qui affichent plus ouvertement leurs coutures, tel le ballet aquatique de la sirène incarnée par Scarlett Johansson.
Dans le dernier tiers du film, deux personnages assistent à l’avant-première d’un western où un vieux grabataire tente d’aplatir le reflet de la lune sur l’eau en plongeant dedans : la salle endimanchée explose alors d’un seul rire déchaîné. Mais de quoi rit-elle, précisément ? De la naïveté de ce personnage, de son excès de croyance en une image. En cherchant à la fois à commenter et à agir directement sur cette croyance naturelle du spectateur, le film, vrai mille-feuille accumulant des couches de faux bien distincts, frôle alors presque le vertige, mais affiche aussi ses limites : il faut en passer par des scènes souvent trop longues ou laborieuses, et une absurdité parfois forcée pour en arriver là. Il est aussi étonnant de voir les frères Coen revenir à un ton ouvertement plus caustique et post-moderne après des films qui semblaient transformer leur absence de croyance en un abysse métaphysique (le dénouement d’A Serious Man) ou en une mélancolie nouvelle à l’égard de ces losers qu’ils n’ont jamais cessé de filmer (Inside Llewyn Davis). Étonnement qu’il ne faudrait pas seulement mettre sur le compte de leur irrégularité chronique ou de la distinction au sein de leur filmographie entre opus majeurs et comédies plus modestes : depuis No Country for Old Men, qui venait relancer les Coen trois ans après Ladykillers, chaque film semble rabattre les cartes et placer les cinéastes là où on ne les attendait pas. Ce qui, à défaut de toujours donner lieu à des films pleins, augurent encore quelques surprises à venir.