Bardé de récompenses et de nominations (le fameux hold-up du festival de Cannes 1991, qui entraîna l’adoption de règles de non-cumul des prix), établissant la reconnaissance de ses auteurs par la critique et par leurs pairs, Barton Fink n’a sans doute pas été, à son époque, célébré pour les meilleures raisons (mise en scène millimétrée, satire grinçante de Hollywood…). Peu importe : rétrospectivement, le quatrième long métrage des frères Coen apparaît bien comme ce qu’ils ont fait — et feront jamais ? — de mieux. Plus que dans tout autre de leurs films, les motivations profondes de leur cinéma (maniérisme et soin du détail, amour du langage et des genres, vision de la médiocrité humaine sous l’angle de l’absurde) trouvent ici une incarnation en sujet assumé, travaillé et porté jusqu’à une vision vertigineuse : un état d’équilibre instable — et paradoxalement de grâce — qui, hélas, leur aura fait défaut pour la suite de leur carrière.
La mise en scène comme sujet
Tout point culminant est, par définition, un point de basculement. Concernant la filmographie de Joel et Ethan Coen, se distinguent nettement un avant et un après Barton Fink. En trois premiers films (Sang pour sang, Arizona Junior et Miller’s Crossing), le tandem signalait les quelques directions de ses envies de cinéastes : références au film noir, comique de l’absurde soulignant la vanité des aspirations des personnages, verbe cinglant — le tout observé posément, mais avec délectation par une caméra pleine de ressources et préparant avec soin ses effets de rupture. Or une fois que Barton Fink a fait installer les Coen dans la caste des auteurs célébrés sur quoi on pouvait a priori compter, tout cela, toute cette envie de cinéma s’est peu à peu muée en une motivation moins fraîche et plus froide, où la sincérité du rapport au matériau filmé se trouvait corsetée par le calcul et l’habitude. De film en film, sont apparus les contours d’un système plus ou moins inspiré, mais se laissant souvent aller à la rigidité et à la dessiccation de ce qu’il manipule, tenant moins de l’expression personnelle que de la reproduction de figures rodées et auto-satisfaites, servant au mieux un exercice de style (du Grand Saut à True Grit), au pire une mascarade où le regard facilement jeté de haut par la mise en scène au cordeau sur la médiocrité de personnages-pantins cachait mal l’absence de réelle substance (du surestimé Fargo à Burn After Reading). Charnière entre les deux périodes (coïncidant également avec le remplacement de leur chef-opérateur habituel Barry Sonnenfeld par le futur inséparable Roger Deakins), Barton Fink pourrait dès lors tenir de l’anomalie miraculeuse. Portant ici la somme de ses composantes jusqu’à une forme de délire mégalomane, le cinéma des Coen a rarement risqué à un tel point de se prendre les pieds dans le tapis ; et pourtant, c’est en se laissant s’emballer ainsi qu’il tire le meilleur de lui-même, car il s’expose en toute sincérité.
Vaguement inspiré de la carrière de Clifford Odets (le dramaturge et scénariste à qui on doit notamment Le Grand Chantage de Mackendrick et Le Grand Couteau d’Aldrich), Barton Fink suit la descente aux enfers de son personnage homonyme, auteur de théâtre new-yorkais « socialement engagé » des années 1940 qui, ayant cédé aux sirènes de Hollywood, se retrouve à sécher sur un scénario de série B dans une chambre d’hôtel californienne. On n’est guère surpris par ce que les cinéastes tirent du personnage (ses idéaux artificiels et forcément contrariés, ses envies d’escapade) et du contexte (le système des studios, la tyrannie des magnats marchant sur la tête, la dépersonnalisation de la création). Mais surtout, on sent que tout cela n’est pas ce dont les Coen ont le plus envie de parler, même s’ils nourrissent indéniablement un rapport avec ce matériau-là. En bons cinéastes virtuoses, les Coen ont toujours parlé avant tout de leur propre artisanat, de leur plaisir évident à jouer avec la matière filmique, à raconter des histoires tordues autour d’individus inaptes à la grandeur. Une telle attitude est assez narcissique, certes, mais pas condamnable en soi, pourvu que la hauteur de vue recherchée ne serve pas qu’à se mirer dans le néant — quitte à ce que cette maîtrise menacée d’auto-satisfaction s’invite elle-même comme sujet propre à habiter le film. Justement, ce qui fait le prix de Barton Fink tient dans la capacité de la virtuosité « coenienne » à se débarrasser de toute posture, cache-misère (la satire du Hollywood des années 1940 ressemble bien à ce qu’elle est : un à‑côté jouisseur) ou souffre-douleur (ici aucun rabaissement des personnages tel que les Coen ont pu s’y laisser aller dans des films ultérieurs), tandis qu’elle s’avance, se gonfle et fait fi de toute prudence. Au point qu’elle entre par sa nature même en contact avec la thématique ouvertement articulée de la création artistique.
La mise en scène comme cauchemar
Le film balade son antihéros dans un univers kafkaïen composé d’une périphérie (Hollywood, ses studios au fonctionnement à la fois industriel et pulsionnel, sa vanité, la déchéance qui y guette) et d’un centre (un hôtel et une chambre de qualité douteuse, où Fink revient inexorablement s’atteler à son labeur démoralisant, tout en se prenant à rêver d’ailleurs en contemplant une photo de plage ensoleillée). Or si la périphérie est le théâtre de la satire attendue — et bien mordante — de l’industrie hollywoodienne, la mise en scène des Coen signale sans ambiguïté qu’à leurs yeux, l’essentiel du film se joue au centre, entre les murs de l’hôtel où Fink est livré à lui-même… et à eux. En ce lieu quasi confiné, le cinéaste à deux têtes orchestre autour de son personnage pas pantin, mais un peu cobaye, un véritable cauchemar, au sens propre. L’espace et le temps s’y distordent (couloir apparemment unique et démesurément long, tintement de sonnette interminable). Le décor trahit sa facticité (ce papier peint qui se décolle) et menace de se désagréger pour en révéler un autre, moins reluisant. Le fil du récit bégaie comme ce groom qui se présente plusieurs fois (« My name is Chet »), voire mute comme il lui plaît quand l’aventure de Fink vire sans besoin de transition à l’horreur, puis au film noir, enfin au film fantastique, par le truchement de son inquiétant voisin Charlie Meadows. Et quand la dernière scène semble indiquer qu’un fantasme de notre prisonnier est devenu réalité, on se demande s’il ne s’agit pas de la poursuite d’un état de rêve.
Le confinement du décor de l’hôtel (où le personnage est même déconnecté du système qui en a fait un de ses rouages) et les déchaînements auxquels s’y livre la mise en scène montrent bien à quel point les mésaventures de Barton Fink ont moins à voir avec un propos sur le fonctionnement des studios, tyrannique et hors du réel, qu’à l’art de démiurge auquel les Coen se livrent ici sans détour. En fait, la mention de Hollywood, avec la vision de la création qu’elle véhicule, sert surtout à permettre aux cinéastes de jouer cartes sur table concernant l’ambiguïté de leur cinéma. D’une part — mais cela était déjà visible dans leurs films précédents — le pouvoir qu’ils exercent du haut de leur indépendance de cinéastes ne se révèle pas si éloigné du pouvoir des normes hollywoodiennes avec lesquelles ils gardent un rapport respectueux, même entaché d’impertinence. D’autre part, en prenant à ce point plaisir à filmer, raconter, prendre des libertés avec l’uniformité d’un registre, ils jouent ouvertement avec ce que leur virtuosité peut avoir d’arbitraire, de contre-nature, voire de délirant. Dans leur filmographie ultérieure, une telle franchise dans leur rapport avec leur cinéma nous manquera.