Le 5 septembre 1972, les Jeux Olympiques de Munich sont endeuillés par l’exécution d’onze athlètes israéliens. De ce pan de l’histoire noyé et oublié dans la masse de drames inhérents au conflit israélo-palestinien, Steven Spielberg livre malheureusement un film a priori froid et très lisse. Mais derrière le canevas du produit très hollywoodien se cache en dernier instant un film sombre et désespéré.
Au sommet depuis plus de trente ans sans (pratiquement) aucun faux pas, Steven Spielberg est un réalisateur inclassable. Adulé par un grand public très sensible à ses indéniables talents de conteur, snobé par les plus grincheux qui ne voient en son cinéma que la quintessence du blockbuster américain, Steven Spielberg a tendance à sacrément brouiller les pistes depuis une dizaine d’années, au point qu’on ne sait plus vraiment qui se cache derrière cette impressionnante quantité de films (dix réalisés ou en projet depuis 2001). Celui qu’on a régulièrement pris pour un enfant qui refusait de grandir (E.T., la série des Indiana Jones, Hook, Jurassic Park) a fait preuve d’un regard lucide sur l’Histoire (La Couleur pourpre, La Liste de Schindler, Amistad, Il faut sauver le soldat Ryan), mais sans se défaire des codes inhérents au genre hollywoodien, happy-end parfois indigeste à la clé ; preuve en est la conclusion de La Guerre des mondes que même les fans ont déplorée. Reste que depuis Intelligence artificielle (2001) – un projet de Stanley Kubrick mis de côté –, Steven Spielberg voit le monde bien plus noir qu’à l’accoutumée et cette rupture ne fut pas sans grandes conséquences. Boudé par le public, le film fut le seul échec commercial retentissant de l’auteur.
Munich est une nouvelle manifestation de cet entre-deux flou qui risque de déstabiliser le spectateur. La longueur du film (2h40), l’absence de têtes d’affiche et l’aridité du sujet n’attireront probablement pas le grand public habituel au rendez-vous biannuel proposé par Steven Spielberg dans les salles obscures. Peu d’espoir également du côté des férus d’Histoire, souvent traumatisés par le traitement un rien simpliste (La Liste de Schindler) ou exagérément spectaculaire (Il faut sauver le soldat Ryan) des grands traumatismes du XXe siècle savamment recyclés par l’industrie hollywoodienne. Pourtant, malgré ses nombreuses limites, Munich se révèle au bout de 2h30 d’une noirceur inattendue. Inattendue parce qu’au risque d’agacer par son manichéisme revendiqué, les deux grandes premières heures du film relèvent plus du traquenard.
Logiquement, la reconstitution de la prise d’otage des onze athlètes israéliens ouvre les festivités. Si l’action se déroule à Munich en septembre 1972, son traitement s’inscrit en revanche dans la veine post-11-Septembre où le spectacle prime sur toute explication des faits. Sans prélude au drame, le spectateur est embarqué dans cette prise d’otages d’une grande violence. Du montage à la musique, tous les ingrédients sont réunis pour susciter l’empathie du spectateur pour ces pauvres Israéliens qui ne demandaient rien d’autre que de gagner quelques médailles aux Jeux Olympiques. Dès lors, Munich fait le choix, fort discutable dans un premier temps, de se ranger du côté des opprimés du 5 septembre. Les preneurs d’otages palestiniens sont, du coup, réduits à de simples caricatures : des individus d’une grande violence, pas vraiment civilisés puisqu’ils ne parlent pas anglais. Bref, avec un tel portrait, Steven Spielberg ne rencontrera pas beaucoup de difficultés à ranger les spectateurs les moins avertis du côté de l’opération juive Colère de Dieu, initiée par Golda Meir, qui s’est fixé comme objectif d’abattre onze membres de l’organisation « Septembre Noir ». Mais pour les plus avertis, l’attente risque d’être longue car Munich a manifestement fait le choix de ne pas nager en eaux très profondes.
À la tête de cette opération, Avner (Eric Bana), un trentenaire sans histoire bientôt père de famille, prend la responsabilité de mener cette mission à bien. Pour cela, il est entouré de quatre autres hommes : Steve (Daniel Craig), aveuglé par sa soif de vengeance, Carl (Ciarán Hinds), trop scrupuleux pour s’en sortir indemne, Robert (Mathieu Kassovitz), le savant fou qui confectionne toutes les bombes artisanales, et Hans (Hanns Zischler), le téméraire inconscient. La troupe s’attelle donc à éliminer consciencieusement tous les noms fournis par un indicateur ambigu, Louis (Mathieu Amalric). Dans un premier temps, la machine semble à peu près huilée. À Rome, Athènes ou Paris, les différents membres de Septembre Noir tombent sans encombre sous les balles ou dans un attentat. L’honneur est même sauf lorsque la jeune fille d’un activiste échappe à une bombe mortelle en décrochant le téléphone piégé. Rien qui ne puisse donc entacher l’engagement de nos hommes pour ce qu’ils pensent être une mise à mort du terrorisme. Il faudra attendre la cohabitation involontaire avec un groupe d’activistes palestiniens pour qu’Avner entraperçoive le désespoir qui anime le peuple adversaire et commence à reconsidérer l’utilité de cette montée de violence. Mais cette incursion peine franchement à offrir le contrepoint palestinien qui manque cruellement pendant les deux premières heures du film. Si l’atrocité des attentats n’est en aucun cas occultée (un bras déchiqueté, une innocente qui perd la vue), Munich adopte cette légèreté de ton qui sied mal au propos et aux intentions du cinéaste. Les cinq acolytes sont sympathiques, drôles, et leur épopée est ponctuée de quelques sourires malvenus. Le cabotinage des acteurs français (Kassovitz, Amalric, trop contents d’être dans une grosse production américaine) n’aide pas.
Tout repose donc sur l’acteur Eric Bana qui parvient à faire craquer l’assurance tranquille de son personnage qui sombre peu à peu dans le doute et la culpabilité. Les vingt dernières minutes du film nous font soudainement perdre pied et plonger en eaux profondes. Révélé à la machinerie dont il semblait pourtant maîtriser les rouages, Avner devient paranoïaque, s’épuise pour une cause qu’il ne comprend plus, dont il n’est finalement qu’un instrument. À ce moment-là, la légèreté de Munich devient l’aveuglement d’un combat, d’une cause perdue, et le film plonge alors dans une noirceur inespérée qui ne manquera pas de déstabiliser les partisans. La croisade menée par Bush contre les pays arabes depuis 2001 n’est certainement pas étrangère à ce désespoir. Mieux que Pour un seul de mes deux yeux d’Avi Mograbi ou Intervention divine d’Elia Suleiman qui ne prêchaient que les convaincus, Munich jette au dernier moment un sacré pavé dans la mare. Le traquenard était tout de même un peu gros, mais il en valait peut-être la peine.