« Olé ! », scande la salle à la fin du générique du Cinemed. Une exclamation qui dit la joie certaine des spectateurs d’être (à nouveau) ensemble à profiter de la vaste programmation (plus de cent films inédits) du festival. Outre les films en compétition, notons également la présence cette année d’une rétrospective Luis Buñuel composée d’une trentaine de films. Une édition qui ressemble décidément à un festival de « l’après-covid », rassemblant un public non-masqué dans des salles pleines — comme un délicieux goût de normalité retrouvée. Retour sur les deux derniers jours de cette 43ème édition.
Politique
Comme chaque année, les films de la compétition officielle semblent s’être fait l’illustration de brûlants sujets d’actualité ; les trois dernières projections de cette sélection l’ont confirmé, traitant chacun leur tour de la question des migrants, du conflit israélo-palestinien et de la survie des petits pécheurs face aux industriels. Des films résolument politiques, donc, mais dont la qualité n’est pas toujours au niveau de la sincérité des propos qu’ils défendent. As Far as I Can Walk, deuxième long-métrage du réalisateur serbe Stefan Arsenijevic, suit le parcours d’un couple de migrants ghanéens renvoyés à Belgrade après avoir réussi à atteindre l’Allemagne, tiraillés entre l’envie de rejoindre l’Angleterre et celle de construire une vie sur place. La performance des deux acteurs est le principal intérêt du film qui, malgré son écriture cultivant une ambiguïté des sentiments, des désirs et des relations, n’échappe pas à une mécanique bien huilée et une dramatisation quelque peu dérangeante de certaines scènes (une traque des migrants dans les bois en pleine nuit façon Vendredi 13, par exemple). Sur un autre registre, Amira de Mohamed Diab dresse le portrait d’une jeune palestinienne qui découvre que son père n’est pas celui qu’elle croit. L’emploi de motifs récurrents questionnant l’identité des personnages, qui contribuent dans un premier temps à la réussite de la réalisation, perd de son intérêt dans la deuxième partie du film – une fois qu’elle sait. Parmi eux : Amira retouche des « photos de vacances » sur Photoshop en greffant son père emprisonné à côté d’elle, les personnages sont filmés à de nombreuses reprises par l’entremise d’un miroir (que l’on ne remarque parfois qu’après plusieurs minutes), l’héroïne se photographie en autoportrait à de nombreuses reprises, etc. La conclusion dramatique n’en garde pas moins une certaine force, en cela qu’elle illustre à la fois une effrayante société patriarcale, mais aussi une scission béante entre deux univers, Amira se faisant l’allégorie de la complexité du conflit israélo-palestinien à elle seule.
Dernier film de la sélection, et première vraie belle découverte, le Luzzu du malte Alex Camilleri s’inscrit dans un héritage néoréaliste assumé, en donnant les rôles principaux à de véritables marins. Jesmark, pêcheur traditionnel maltais, souffre de la concurrence de la pêche de masse, vers laquelle il est pourtant obligé de se tourner contre ses principes. L’écriture de Camilleri – jusqu’alors auteur de documentaires – est d’une intelligence remarquable dans la construction du personnage principal. Camilleri ne lui cherche nulle universalité mais le montre humblement comme un homme qui essaie de s’en sortir pour sa famille, démuni face à ce qui le dépasse et l’englobe (les concurrents industriels, les institutions, etc.). La manière dont le film entretient une porosité entre documentaire et fiction fait par ailleurs toute sa justesse, ne sombrant ni dans le pathos ni dans la fictionnalisation à outrance des situations. La photographie, enfin, (« typiquement méditerranéenne », nous dit-on lors de la présentation de la séance) sublime l’ensemble — et participe certainement à ce que l’on garde le film en mémoire.
Luzzu de Alex Camilleri
Partir loin
Loin de l’écrasant soleil maltais, deux documentaires s’extirpent du cadre méditerranéen et filment l’autre bout du monde : d’abord le très beau Les Harmonies invisibles, de Vincent et Laurent Marie, qui propose une immersion dans la culture inuite en filmant le plongeur apnéiste Laurent Marie à la recherche de narvals en Arctique. Comme l’inuit qui confie dans l’une des magnifiques séquences d’interviews que son « esprit ne se précipite pas », les deux réalisateurs construisent leur film avant tout autour de la lenteur, du silence et du calme de ces immenses espaces sauvages. Ainsi les plans sur le plongeur contemplant le paysage glacé entrent en résonance avec les longs silences qui ponctuent les interviews des Inuits, pendant lesquels leur parole chemine, et que les réalisateurs apprennent à écouter. Le choix de clôture du film sur les dessins d’Andrew Qappik plutôt que sur les narvals, objet premier de leur recherche, traduit la sobriété de la mise en scène – et cette fin dit aussi quelle est la véritable rencontre : celle du peuple avec lequel ils sont entrés en communion avec la nature.
Les Harmonies invisibles de Vincent et Laurent Marie
En opposition à ces silences, Rosy de Marine Barnieras se caractérise avant tout par un flot quasi-ininterrompu de paroles de la réalisatrice du film, qui raconte son voyage de la Nouvelle-Zélande à la Birmanie entrepris après qu’on lui ait diagnostiqué une sclérose en plaques. Monté à partir d’images filmées « à l’iPhone » pendant son voyage, originellement destinées « à n’être montrées à personne », et de séquences d’interviews d’elle-même et de ses proches, le film interroge en creux ce que les images que nous filmons de nous-même disent de notre histoire et de notre identité à l’ère des réseaux sociaux. C’est bien le seul intérêt du film, qui dans sa quête de délivrer un message motivant (un feel good documentary ?) multiplie les séquences clipesques en assemblant des images pixelisées de randonnées néo-zélandaises sur la détestable musique épique signée M, comme une parodie de vidéo positive attitude. C’est à se demander si ce film, qui ne fait pas grand-chose de son matériau originel, n’aurait pas davantage sa place sur Youtube qu’en salle de cinéma.
Buñuel roi
Courait enfin jusqu’au dernier jour la rétrospective Buñuel, qui présentait une trentaine de ses œuvres (d’Un Chien andalou à Cet Obscur objet du désir) dans de magnifiques versions restaurées. Plus encore que le plaisir éprouvé à (re)découvrir ces chefs‑d’œuvre, un véritable intérêt se dessine dans les parallèles – plus ou moins explicites – qu’ils dessinent avec les films des différentes sélections. Ainsi La Vie criminelle d’Archibald de la Cruz interroge la représentation du corps (avec les motifs des mannequins ou des miroirs) comme le fait Amira ou, dans une moindre mesure, Les Harmonies invisibles. Le Grand noceur, quant à lui, explore une scission entre deux univers sociaux prolongée par Luzzu. La Voie lactée, enfin, met en scène le voyage et l’itinérance comme le fait, sur un registre certes radicalement différent, As Far as I Can Walk. Bien que la chose puisse paraître extrapolée, il apparaît que l’entrelacement de ces films de patrimoine au milieu des films contemporains des sélections renforce l’intérêt de ce choix de programmation, qui confirme combien le cinéma d’hier se voit sans cesse réactualisé par sa manière de résonner avec l’actualité.
La Voie lactée, de Luis Buñuel