Dans sa sortie annuelle de combos DVD et Blu-Ray de films restaurés et numérisés, Pathé a eu la bonne idée d’inclure un film trop peu cité de Luis Buñuel, La fièvre monte à El Pao. Surtout connu pour avoir offert à Gérard Philipe son ultime rôle de cinéma — et, il faut d’emblée le dire, un grand — avant son décès soudain quelques mois plus tard, ce film, un des derniers tournés au Mexique par le réalisateur de Los Olvidados, est un implacable et déchirant regard porté sur la compromission politique. El Pao est la capitale fictive d’une île relevant d’une république totalitaire d’Amérique latine, dont le film ne nous épargne rien de l’absurdité meurtrière, où les lois et la vérité officielle s’écrivent selon un bon plaisir parfaitement immoral, appliqué par des serviteurs bien motivés par l’occasion qui leur est donnée de se livrer à leurs bas instincts. L’absurdité est telle que le régime lui-même en est éclaboussé, comme quand un discours du gouverneur de l’île se trouve interrompu par les applaudissements forcés mais mal placés de la foule, un perfide travelling arrière laissant l’officier seul face à l’inanité du simulacre que sont sa position et la société qu’il sert.
Écartelé
Au milieu de cet enfer, un homme, Ramón Vázquez (Gérard Philipe), fait profil bas et pâle figure dans une position elle-même absurde. Secrétaire du gouverneur (du moins jusqu’à l’assassinat de ce dernier, tôt dans le film), il nourrit secrètement des idées libérales qu’il essaie de mettre en pratique en sous-main, mais cette posture de bienfaiteur infiltré dans le système, sans engagement franc — et incompris de ses proches résolument entrés en résistance — se traduit trop souvent par la discrétion et le silence face aux turpitudes du régime, jusqu’au sein de la sphère proche du pouvoir (comme face à l’adultère de l’épouse du gouverneur). Dès l’apparition du personnage, cette posture apparaît comme intenable, minée par une compromission permanente qui se complaît dans ses louables intentions. Et cela ne peut qu’empirer, sa solubilité dans le système lui valant, ironiquement, d’être promu à plusieurs reprises, à mesure que les têtes tombent dans un régime en proie à la révolte et au délitement. Et plus sa position semble lui donner les moyens de changer les choses, plus l’amère réalité de l’étau qui l’enserre étouffe ses initiatives. C’est sans méchanceté mais sans complaisance que Buñuel suit ce personnage dans son ascension qui n’est en vérité qu’une chute, guettant les moments de prise de conscience que l’homme est trop compromis avec l’appareil totalitaire pour espérer lutter contre lui (les travellings avant sur le visage tétanisé), l’amenant à trahir les restes de ses idéaux, jusqu’à ce qu’il en vienne à la seule issue possible, totalement vaine mais au moins fidèle à ce qu’il voulait défendre, devant moins au courage qu’à la conscience de son inéluctable perte.
L’échec de Ramón Vázquez ne serait-il pas, au fond, une affaire d’aveuglement à sa profonde faiblesse humaine, à la nature profonde de ses désirs ? Le rapport trouble qu’il entretient avec Inés, la volage femme et bientôt veuve du gouverneur, objet de son amour, offre quelques pistes sur les failles intimes du personnage. Lorsqu’il vient interrompre par sa seule présence l’agression de celle-ci par son époux jaloux, la caméra, adoptant son point de vue, offre le spectacle de la femme aux vêtements défaits, dans la position de celle qui vient de subir un assaut sexuel, vision d’un érotisme dérangeant et dont on soupçonne que l’œil du secrétaire se fait fasciné, attiré, voyeur. À la scène, il finit par avouer à Inés son amour pour elle alors qu’il est en train de nettoyer les dégâts matériels laissés par l’époux — c’est-à-dire dans une posture de domestique, l’échine courbée, ce qui rend son aveu quelque peu pathétique, sonnant comme un aveu d’infériorité. Cette vision du désir comme affaire de soumission revient à plusieurs reprises dans l’œuvre de Buñuel, mais ici elle prend une résonance particulière chez le personnage en tant que présence politique dans un contexte comme celui-ci, où la soumission est justement la règle. Ainsi écartelé entre ses désirs idéalisés, ses désirs profonds et les exigences d’un système soumettant tout désir à celui d’un seul chef, le velléitaire pouvait difficilement espérer être un héros.