Arrivé en 1946 au Mexique, Luis Buñuel y a tourné les deux tiers de son œuvre. C’est dire l’importance de sa période mexicaine souvent occultée malgré l’admiration qu’ont suscitée Los Olvidados, Nazarin ou L’Ange exterminateur. La sortie en salles de six de ses films (inégaux) est une sacrée aubaine pour découvrir ce que Buñuel lui-même considérait comme des « amusettes » ou encore ce que Fieschi appelle des « croquis mexicains ». Certaines de ces « amusettes » buñueliennes sont dotées d’une telle fraîcheur scénographique qu’elles doivent a fortiori être considérées comme les bribes géniales des pièces maîtresses du maître espagnol. Aujourd’hui, ressortent Nazarin, Le Grand Noceur, Don Quintin l’amer et La Montée au ciel.
Artiste provocateur, membre du groupe des surréalistes et fermement engagé à gauche, Luis Buñuel a connu des débuts explosifs et très remarqués. Son premier film, Un chien andalou (1929, co-écrit avec Salvador Dalí), choque tous ceux qui le découvrent grâce au premier plan « gore » de l’histoire du cinéma : un œil tranché par un rasoir, dont l’efficacité répulsive est toujours d’actualité. Il prouve qu’il n’est pas qu’un simple trublion insolent l’année suivante en transformant le coup d’essai en coup de maître avec L’Âge d’or (1930), dans lequel il met à mal les valeurs de droite que sont la famille, la patrie et la religion. Il s’attire alors la sympathie des intellectuels marxistes et les foudres de la bourgeoisie bien-pensante. Trois ans plus tard, il ruine momentanément sa carrière de cinéaste avec Las Hurdes (1933), documentaire cru qui exhibe l’extrême pauvreté d’un village espagnol, ce qui déplut fortement en cette période marquée par la montée du fascisme.
Démotivé par l’arrivée au pouvoir des franquistes et lassé par les dérives des surréalistes, Buñuel enchaîne différents métiers culturels un peu partout en Occident. Il n’a rien réalisé pendant plus de douze ans lorsque Oscar Dancigers, producteur mexicain, lui propose en 1946 de mettre en scène deux commandes, productions commerciales taillées pour un public mexicain qui raffole de mélodrames : El Gran Casino, comédie un peu ratée à laquelle succède Le Grand Noceur, vaste pantalonnade gaie et replète. Buñuel l’auteur indépendant (ses premiers films sont tous des autofinancements) accepte et, contre toute attente, renaît de ses cendres en gardant son intégrité d’artiste sans compromission, détournant à sa guise un cinéma local dans lequel il puise son inspiration décalée et perverse.
Le grand détournement
Personnages guignolesques et scénario de la dérision joyeuse, Le Grand Noceur pose avec détachement la question du « comment bien vivre » : le héros chaplinesque (joué par Fernando Soler), millionnaire et dupé par une famille cupide (des caricatures ambulantes pleines d’entrain) va changer de train de vie et mettre sa famille de grands bourgeois au travail par d’invraisemblables quiproquos et de formidables hasards. Le rythme endiablé du Grand Noceur est tributaire des gags qui parsèment le film en démultipliant les possibilités scénaristiques. Et curieusement ce film s’achève réellement, bercé par l’habile réconciliation de tous et ceci contre la clôture réitérative de L’Ange exterminateur ou celle de Nazarin.
Dans la même veine et toujours avec Fernando Soler, Don Quintin l’amer est le remake d’un film que Buñuel produisit quand il travaillait pour un studio espagnol (Don Quintin l’Amargao, Luis Marquina, 1935) adapté d’une pièce d’Antonio Estremera. Le film évolue en alternant différents tons et directions narratives (passant du vaudeville au burlesque ou du film de gangster à la romance en un changement de scène), et accentue ainsi l’aspect imprévisible de ces situations. Buñuel nous plonge alors dans un récit où tout peut arriver, qu’il dramatise plus que l’histoire ne le nécessite, créant une tension démesurée entre deux séquences comiques. Il dévie les codes du cinéma classique afin de jouer gratuitement avec les nerfs du spectateur, comme avec ce montage parallèle entre une voiture qui roule à toute allure et une jeune femme qui traverse la route à pied, et dont la rencontre débouche sur une histoire d’amour. Cette effervescence de la mise en scène traduit le caractère excessif du Mexique (et de son cinéma), qui s’emporte vite et dégénère au moindre prétexte. La mort guette derrière chaque porte, chaque coin de rue, chaque rencontre. Tout en contrepoint, le film joue sur les formes et les audaces filmiques : une ellipse de vingt ans se produit alors que la caméra est « enfermée » dans un placard, baignant le cadre dans l’obscurité la plus complète. Considéré comme « raté » par son auteur (on aimerait assister plus souvent à de tels ratages), Don Quintin l’amer rend compte du talent du cinéaste en le confrontant avec le folklore cinématographique mexicain des années 1950 dont il livre sa propre interprétation.
Du mode mineur au mode majeur
Nazarin (sorti le 1er mars dernier), film plus reconnu, est d’une tout autre envergure. Lumières sans bavures, mise en scène dépouillée et magnifiquement sobre, Nazarin se pose comme un vibrant hommage à la fraternité en même temps qu’une variation ironique autour du catholicisme. « La gloire de Dieu c’est l’homme vivant » écrit Doniol-Valcroze à propos du film ; Buñuel y conte en effet l’histoire de ce prêtre cherchant à faire le bien et semant la désolation autour de lui ; si Nazarin veut appliquer les Évangiles, sa trop fragile transparence se heurte à l’insondable méchanceté des hommes. Contraint de quitter la ville, notre héros prêche en vain la bonne parole et bute dans la dernière séquence sur l’effroyable doute dissolvant : « les vieux tambours de Calanda résonnent d’une manière effrayante, et Nazarin s’éloigne marchant sous le ciel mexicain, haut et serein. » Cette fable réaliste cerne les rapports de force avec cruauté et dévoile des personnages changeants et masqués flottant dans le vent de l’ambiguïté. Une seule certitude : l’ascétisme va bien à Buñuel.
Mais la grande découverte (ou redécouverte) de cette sélection mexicaine, c’est bien La Montée au ciel, qui narre les périples d’un jeune homme, Oliverio, qui tente désespérément de rejoindre la ville afin d’y trouver un notaire pour appliquer les dernières volontés de sa mère avant que celle-ci ne trépasse. Situé essentiellement dans un bus qui traverse un territoire hostile aux engins motorisés, le film dresse un portrait atypique du Mexique et des Mexicains qui permet de mieux comprendre ce qui a poussé le cinéaste espagnol et amateur d’étrangeté à s’y installer. Buñuel a accumulé plusieurs anecdotes de voyages qu’il a condensées au sein du trajet d’Oliverio, transformant un récit pittoresque en allégorie surréaliste, tissant un lien direct avec ses premières œuvres. Semé d’embûches, le parcours d’Oliverio va se heurter aux déchaînements de la nature, aux pulsions sexuelles (et de mort) les plus brutes et aux affres d’une société entre deux âges dont la mutation provoque de grands confits intérieurs. Très proche du Salaire de la peur (Clouzot, 1953) dans sa manière de rapprocher la paralysie du véhicule à une lutte contre la mort, le film est littéralement habité de visions fulgurantes : le cercueil d’une petite fille dont on admire le visage, un feu d’artifice pendant la réception de ce même cercueil, un homme qui dort sur le toit du bus tandis qu’il roule et un rêve-fantasme typiquement buñuelien dont la moindre tentative d’analyse se prolongerait indéfiniment. Fauché et inachevé (Buñuel a avoué avoir avorté la fin du film pour cause de panne budgétaire), La Montée au ciel est transcendé par un réalisme spirituel qui puise sa source dans l’invraisemblance d’un peuple qui fascine et inspire le cinéaste.
La période mexicaine de Buñuel, longtemps dénigrée par la critique, et sans cesse réévaluée depuis une vingtaine d’années, condense pourtant les deux tiers de sa filmographie. Inégale parce que faite parfois dans des conditions chaotiques, adaptée à la production commerciale de l’époque et codifiée par les conventions des genres, elle n’en reste pas moins intimement liée à son auteur qui franchit tous ces obstacles en affirmant sa singularité. Cette dernière réside dans la revendication de sa liberté qui hante chacun de ses films défiant la morale bourgeoise, contournant la censure et ne cédant à aucun compromis. Le cinéma de Buñuel, par cette posture inflexible, est un authentique acte de résistance.