Ozu commence sa carrière en 1927 (c’est dire que le Chœur de Tokyo fait vraiment partie des premières expérimentations « ozuéennes ») et l’achève en 1963, magistralement, avec Le Goût du saké. Grâce à ce long métrage de 1931, Ozu avance pas à pas vers les shomin-geki, films populaires qui traitent de la vie des petites gens, et déploie son savoir-faire entre les incessantes marches du protagoniste et le repos au cœur de la maison japonaise, entre comédie et drame, avec légèreté. Le cinéaste tâtonne encore un peu en déposant sa caméra à hauteur d’enfants et d’hommes assis, mais impose dans Chœur de Tokyo un style qu’il affinera tout au long de sa carrière.
Dès les premières minutes du film, vision de jeunes gens suivant un cours de gym au lycée, le comique déploie toute sa verve mordante et détonnante pour présenter le protagoniste principal, Okajima, son professeur de gym et leurs rapports généreusement conflictuels. Cette séquence est particulièrement émouvante qui met en scène la passion qu’a pu vouer Ozu à certains cinéastes occidentaux, ici Charles Chaplin. La démarche du héros rappelle sans équivoque celle de Charlot, et Okajima a un visage aussi expressif et une personnalité aussi joueuse que son pendant américain. Cette introduction donne un ton qui pourtant va doucement se tourner vers le petit drame de la vie de tous les jours pour revenir joyeusement à la comédie lorsque le professeur de gym va refaire son apparition dans l’existence de son ancien élève. Ainsi, Ozu donne au quotidien une teneur ni fatale ni ironique, bien au contraire, tout optimiste et ce, malgré le licenciement abusif d’Okajima, sa difficulté à trouver un emploi dans cette jungle japonaise, la maladie de sa fille, les caprices de son fils. Rien de larmoyant. Mais l’humour ne s’arrête pas à la première séquence et à quelques éclats lors de la recherche du travail ou dans le caractère insupportable de l’aîné, mais trouve également un refuge au sein même du cadre. Ozu joue avec l’impatience du spectateur (la petite fille va-t-elle mourir?) en posant un poisson mort ou en filmant une fleur fanée, métaphores végétales et animalières qui assurent que la vie est éphémère et qui annoncent sans aucun doute le décès de l’enfant… mais l’enfant ne mourra pas et ces avertissements conçus comme des natures mortes sont avant tout des clins d’œil adressés au spectateur qui voit du drame partout. Comme l’avait signalé Serge Daney, ce « voyeur immobilisé » veut se faire le cinéma de ses louches pensées et veut de la tragédie pour ne pas avoir à en souffrir dans son existence. Ici, Ozu travaille effectivement l’identification et déjoue les attentes de son spectateur.
Filmé à hauteur de tatami, comme les historiens du cinéma ont aujourd’hui l’habitude de l’écrire, Chœur de Tokyo possède une qualité visuelle remarquable. Premières expérimentations, premières hésitations d’un cinéaste qui semble vouloir quitter l’influence occidentale pour tourner au sein de la maison japonaise en prenant en compte le mode de vie. Cadres quasi picturaux (ce plan sur l’épouse, en contre-jour, regardant son mari et son fils partir), plans fixes (pas de travellings ni de mouvements d’appareils, l’image est fixe comme une eau qui dort), pour toucher au plus près les corps, assis, debout. Les incessants déshabillages d’Okajima et ce, dès la première séquence, en sont une illustration. Dehors, homme occidental, costume, cravate ; dedans, homme japonais, kimono. À chaque fois, il se dévêt et dans ces gestes (car Ozu insiste « filmiquement » sur ces plans), il met en avant un trait de caractère, une mauvaise nouvelle, un ennui. Ce dépouillement s’allie à l’appréhension de l’espace japonais – à l’intérieur de la maison s’ouvrent tous les pans de mur au fur et à mesure, l’espace morcelé, toujours, s’agrandit – et souffle une philosophie de la sérénité, dans l’acceptation de son existence (surtout pas de son destin) et dans le combat à mener. Les objets font dès lors et aussi partie intégrante de l’existence et du combat à mener, étendards, ballon de papier, bicyclette, billets, ils sont du détail qui influe sur le cours de l’histoire, ils ironisent, dramatisent, humblement.
Remarqué tardivement par les Occidentaux, contemporain de Mizoguchi et de Kurosawa, Ozu est toujours à découvrir ou à redécouvrir, et d’autant plus dans ce Chœur de Tokyo, au doux-amer goût de la vie.