Décédé en 1963, soit plus de quinze ans avant sa découverte par les cinéphiles français, Yasujirō Ozu ne cesse de faire l’actualité depuis plusieurs mois : rétrospective à la Cinémathèque Française et à l’Institut Lumière de Lyon, sortie inédite de son premier film parlant Le Fils unique, réédition de ses films en couleurs (Bonjour, Fin d’automne, Fleurs d’équinoxe, etc.). Déjà bien représenté sur le marché du DVD, le cinéaste japonais bénéficie désormais d’un coffret édité par Carlotta et rassemblant ses œuvres les plus marquantes (à l’exception de Gosses de Tokyo, déjà inclus dans un autre coffret) entre 1931 et 1957. Ce regroupement d’une quinzaine de films (auxquels s’ajoutent de nombreux suppléments et un documentaire) permet de voir en quoi le style si reconnaissable – et trop souvent caricaturé – du cinéaste est évidemment bien plus complexe qu’il n’y paraît : du Chœur de Tokyo (qui inaugure dans ce coffret les années 1930) à Crépuscule à Tokyo (son dernier film en noir et blanc), force est de reconnaître que le cinéma d’Ozu – au-delà des titres de films similaires au point de semer la confusion dans les souvenirs qu’on en garde – a connu quelques grandes évolutions narratives et esthétiques, parfaits témoignages d’un homme qui, à l’instar d’un Robert Bresson en France, n’a jamais compromis sa démarche sur l’autel des exigences commerciales.
Héritage et influences
Malgré son dépouillement et son inégalable fluidité, le cinéma d’Ozu effraie toujours un peu les novices : il faut dire que dans notre obsession de vouloir à tout prix classer les cinéastes, on ne sait jamais trop quoi faire de celui-ci. À la différence des contemporains Kurosawa et Mizoguchi, l’héritage laissé par Ozu n’a rien d’évident (même si l’on retrouve en filigrane son influence dans les films de Pedro Costa ou de Hou Hsiao-hsien à qui a été confié la réalisation de Café Lumière pour célébrer le centenaire de la naissance du maître japonais). Ses sources d’inspiration ne semblent appartenir à aucun courant général, contrairement à ceux qui lui ont succédé comme Masumura, Ōshima, Suzuki ou encore Yoshida, acteurs engagés d’une nouvelle vague qui rompait avec une certaine tradition esthétique et qui portait en elle un désir frontal de contestation politique. Pourtant, bien avant que la fin de la Seconde Guerre mondiale n’installe Ozu comme l’un des spécialistes des petits drames humains de la classe moyenne japonaise au point d’avoir amené les distributeurs de l’époque à juger que ses films étaient impossibles à exporter pour des raisons culturelles, force est de constater que son cinéma des années 1930 trahit un goût prononcé pour le mélodrame et la comédie hollywoodiens. S’il est souvent fait mention d’acteurs et actrices de premier plan de l’époque, c’est dans les thèmes qu’on reconnaît volontiers l’intérêt du cinéaste pour ses contemporains d’outre-Pacifique comme Borzage ou Lubitsch. Dans Une femme de Tokyo (1933), portrait déchirant d’une femme qui se prostitue pour payer les études de son frère, comment ne pas penser à L’Opinion publique de Charlie Chaplin (1923) qui mettait également en scène le tragique destin d’une femme dont les mœurs provoquaient l’opprobre de son entourage ? Dans Récit d’un propriétaire (1947), qui raconte la rencontre forcée entre une femme acariâtre et un jeune orphelin, comment ne pas voir une référence au Kid (1921) du même Chaplin ?
Mais au-delà des sujets traités, on découvre surtout l’étonnante mobilité héritée du cinéma muet américain dont pouvait faire preuve la caméra d’Ozu dans les longs-métrages de l’entre-deux guerres, à l’opposé du légendaire plan fixe filmé à hauteur de tatami dont on pense à tort qu’il est la seule marque de fabrique d’Ozu. Dès le premier film du coffret, Chœur de Tokyo (1931), on constate que la mise en scène peut ici se mettre au service d’une dimension burlesque et adopter une surprenante légèreté : dans les scènes d’ouverture, on voit par exemple un groupe d’hommes soumis à la sèche autorité d’une école qui a des allures de bagne. La mise en espace et le positionnement des corps laissent poindre un dérèglement de l’organisation amplifié par l’instabilité d’une caméra qui multiplie les travellings arrières sur les personnages réfractaires à la discipline. Dans Où sont les rêves de jeunesse ? (1932), la pression sociale et parentale qui s’exerce sur Tetsuo (jeune homme volage et irresponsable forcé de reprendre la puissante entreprise de son père) se traduit par des travellings avant à répétition (en ouverture du film, lors de son intronisation ratée auprès des employés ou quand il s’engage avec une femme) ou par un découpage des plans très acéré qui ne laisse quasiment aucune respiration. Dans Une auberge à Tokyo (1935), où le cinéaste dépeint le difficile quotidien d’un homme pauvre et de ses deux enfants qui rencontrent une femme et sa fille aussi démunies qu’eux, les travellings, quant à eux, traduisent avec empathie l’errance presque désespérée à laquelle se livre ce groupe de personnages en quête d’un point de chute et d’un nouveau départ. L’évidente modernité de son cinéma permet à Ozu de repousser l’échéance du parlant. Alors que son usage s’est popularisé dès le début des années 1930, il faut néanmoins attendre la sortie du Fils unique en 1936 pour que l’étape soit franchie.
Intérieurs
À partir de la fin des années 1930, Yasujirō Ozu est mobilisé à Singapour où il doit participer à l’effort de guerre en qualité de cinéaste. C’est la raison pour laquelle, après avoir maintenu un rythme soutenu de trois à quatre longs-métrages par an entre 1928 et 1937, il s’interrompt pendant près de quatre ans. Cette longue période d’inactivité, conjuguée au désastre moral annoncé de la Seconde Guerre mondiale, amène le réalisateur à repenser l’espace dans sa mise en scène au début des années 1940. Dans l’émouvant Il était un père (1942), qui raconte la culpabilité d’un professeur après le décès d’un de ses élèves lors d’une sortie scolaire, la caméra se met désormais davantage à hauteur du sujet filmé, proposant le plus souvent une composition des plans en deux dimensions tandis que la mise en scène en ajoute une troisième. Ce parti-pris, même s’il s’inscrit dans une continuité cohérente des motifs sur lesquels Ozu avait travaillé tout au long des années 1930, resserre l’enjeu autour de l’intimité des personnages et délaisse encore un peu plus le modèle de l’intrigue à rebondissements. L’effet est alors inédit au cinéma : le spectateur assiste à une étrange dilatation du temps de laquelle peut surgir à tout instant une émotion incontrôlable. Nettement moins mélodramatique qu’Il était un père (le Japon tentait péniblement de se relever de la fin du conflit mondial), Récit d’un propriétaire (1947) marque une nouvelle fois la volonté de figurer l’humanité des personnages au détriment des péripéties. Même si le film se rapproche davantage de la comédie, le montage, bien que découpé, joue une nouvelle fois sur la visibilité de la durée. Il est alors impossible d’échapper aux balbutiements solitaires de la vieille dame qu’un petit garnement vient perturber dans l’organisation monotone de son quotidien.
L’année 1949 marque les débuts d’une longue et fructueuse collaboration entre Yasujirō Ozu et l’actrice Setsuko Hara. La jeune femme, alors âgée de vingt-neuf ans, débute avec Printemps tardif une série de six longs-métrages dont l’ultime, Dernier caprice, sort en 1961. L’entrée de cette actrice dans l’univers d’Ozu coïncide avec un goût croissant de la part du cinéaste pour la symétrie : celle-ci se traduit autant dans le montage (et ses célèbres champs/contrechamps ne jouant jamais sur le hors-champ et faisant du spectateur un agent de liaison entre les différents personnages), dans les thèmes abordés (relations parents-enfants dans des films qui sont parfois les remakes d’autres : Fin d’automne versus Printemps tardif) ou encore dans l’emploi des acteurs dont la fidélité auprès du réalisateur leur permet de jouer selon les films une relation père/fille, frère/sœur ou mari/femme. Mais ce qui s’apparente à un jeu de miroirs n’a pourtant rien à voir avec une mise en retrait face au monde extérieur et aux bouleversements sociaux. Il est possible qu’aucun réalisateur n’ait réussi comme Ozu à traduire à ce point la mise en branle des valeurs traditionnelles japonaises : ces familles que le cinéaste met en scène revendiquent un droit au bonheur que le devoir et la culpabilité mettent constamment en péril. C’est particulièrement prégnant dans Printemps précoce (1956), film d’une génération sur ceux qui ont grandi dans l’immédiate après-guerre, et dans le bouleversant Crépuscule à Tokyo (1957) où les enfants sont condamnés malgré eux à une forme d’amnésie qui les prive de leurs racines. Parce que l’imaginaire des uns doit pouvoir côtoyer celui des autres, Ozu se garde bien d’émettre le moindre jugement sur les comportements de ses personnages. Féministe mesuré (à la différence de Mizoguchi qui jouait sur l’ambivalence de la femme à la fois prostituée et revendicatrice) sans pour autant chercher à faire la leçon, il laisse aux filles rebelles d’Été précoce (1951) ou à l’épouse railleuse du Goût du riz au thé vert (1952) la possibilité d’affirmer une subjectivité qui rentre en conflit avec la pensée dominante.
De l’importance du lieu géographique
Si le cinéma d’Ozu est souvent circonscrit aux pièces à vivre des maisons et appartements japonais, le nom des villes régulièrement citées dans les films n’en a pas moins une grande valeur symbolique. Tokyo, évidemment, semble occuper une place centrale dans l’univers du cinéaste : pas moins de six films (cinq en version originale) comporte le nom de la capitale nippone dans leur titre. Pourtant, il ne faut pas compter sur le cinéaste pour espérer appréhender la géographie biscornue de la cité. Rasée à deux reprises (en 1923 à la suite d’un tremblement de terre, en 1945 à cause des bombardements), la mégalopole n’existe alors que par son pouvoir d’évocation. Lointaine et désincarnée, tout juste aperçue au bout d’une rue sur laquelle la fenêtre d’un bureau donne, Tokyo porte à la perfection cette rupture générationnelle qu’Ozu n’a jamais cessé de mettre en scène : s’il y règne une précarité qui expose ses habitants à la plus grande vulnérabilité (Une femme de Tokyo, Une auberge à Tokyo), c’est surtout l’éloignement auquel condamne la migration des enfants vers cette grande ville qui a inspiré le cinéaste. Entre 1936 et 1953, du Fils unique à Crépuscule à Tokyo, la capitale ne cesse de porter en elle le poids des promesses non tenues. C’est la ville où rien ne peut se résoudre, où aucun abcès ne peut être crevé : ce n’est pas un hasard d’ailleurs si, dans Il était un père ou encore Le Goût du riz au thé vert, c’est dans les villes alentours que se font et se défont les enjeux narratifs. Dans le premier, c’est à Kamakura, ville balnéaire et historique située près de Tokyo, que le professeur est confronté à la mort accidentelle d’un de ses élèves placés sous sa responsabilité, ce qui l’amènera à démissionner humblement de ses fonctions. Dans le second, c’est à Hakone, station thermale située près du mont Fuji, que l’épouse croit qu’elle peut duper son mari jugé à tort trop naïf.
Mais surtout, dans cet incessant jeu symétrique, c’est le rapport entre Tokyo, la capitale économique du Japon moderne, et Kyoto, l’ancienne capitale médiévale, deux villes jumelles jusque dans leur orthographe, qui a le plus inspiré Ozu. Si la grandeur des sentiments qui ne cesse d’irriguer les personnages jusque dans leur quête est à ce point prégnante, c’est que le réalisateur a toujours pris soin de la connecter au poids de notre monde et à son histoire. L’une des plus belles scènes de tout le cinéma d’Ozu reste probablement ce voyage de noces incestueux entre un père et sa fille dans Printemps tardif : alors que le père veuf souhaite que sa fille quitte le foyer pour construire sa propre vie et alors que cette dernière vit cette demande comme une véritable trahison, c’est au cours d’un voyage parmi les vieux temples de Kyoto que le couple parvient à entamer paisiblement le processus de rupture. Une bouleversante quiétude émane de cet instant alors que les scènes précédentes figuraient une colère (celle de la fille) rarement vue dans le cinéma d’Ozu. La beauté de l’ensemble de ses films tient à cette manière jamais péremptoire de saisir pour chaque personnage ce qui relève de l’étape transitoire : si le poids des traditions et la fatalité sociale pèsent sur le quotidien, le réalisateur parvient à restituer l’incroyable voyage intérieur auquel se livrent les personnages dès lors qu’ils affirment leur libre arbitre.