« La mousse pousse vite.
— J’ai entendu au contraire qu’elle poussait très lentement.
— Oui, mais le temps passe vite. »
Dernier Caprice, Yasujirō Ozu, 1961
Rares sont les cinéastes qui, comme Ozu, ont généré autant d’écrits contradictoires sur leur œuvre : vu par certains comme un cinéaste qui représentait toutes les qualités esthétiques nippones (Richie, Burch, Schrader), il est au contraire décrit par d’autres (Yoshida, Hasumi) comme « le moins japonais des cinéastes ». Il fut tout aussi bien critiqué par ses contemporains pour son traditionalisme et son classicisme (notamment par les cinéastes de la nouvelle vague japonaise) et porté au pinacle pour sa grande modernité, ce qui révèle sans doute le caractère paradoxal et insaisissable de son œuvre. Et s’il comparait lui-même son métier à celui d’un « marchand de tofu », ce n’était pas seulement en vertu d’une métaphore commode (le bon mot d’un auteur) mais plutôt une comparaison concrète, celle de l’artisan qui s’attacha avec sérieux à dépeindre la vie de la classe moyenne japonaise avec ses préoccupations quotidiennes (la nourriture, l’argent) et ses événements (mariage, enterrement). En ce sens, il n’est pas étonnant que le titre de son film file la métaphore culinaire (le titre original est Sanma no aji, « le goût du poisson d’automne »), la nourriture étant un élément incontournable de son œuvre (et de sa vie) car il s’agit non seulement d’un élément concret (et vital) mais c’est également le véhicule où s’incarne l’appartenance à une classe sociale (le poisson d’automne est « un vrai poisson de riche » comme le dit l’ancien professeur à ses élèves), un mode de vie (les salary men et la boisson) voire un idéal (la simplicité du riz au thé vert).
Dernier film du cinéaste, Le Goût du saké apparaît logiquement comme l’un des plus aboutis de son œuvre, et certainement le plus épuré formellement : plans fixes (pour lui les mouvements de caméra ne sont pas compatibles avec la couleur), cadrage précis (les yeux des personnages sont toujours au même endroit), raréfaction du mouvement à l’intérieur d’un cadre rigide (volutes de fumée, mouvements de tête), dialogues qui ne se superposent jamais à la coupe (il chronométrait les images!). Ce système formel complexe a la particularité d’avoir une énonciation extrêmement marquée qui ne s’indexe pas sur la perception réelle (non énoncée) mais crée au contraire une perception proprement cinématographique, délestée du poids de la réalité (même le jeu des acteurs est non naturaliste) permettant de revenir à l’essentiel. Et l’essentiel pour le cinéaste est avant tout ce lien ténu qui existe entre les êtres : qu’ils soient parents, voisins ou amis, Ozu cherche à saisir dans toutes ses variations cet être avec qui comptait plus pour lui que toute morale individuelle. Son œuvre est une comédie humaine où se croisent des pères, des fils uniques et l’amour des mères, et où chacun, avec la grandeur qui lui est propre, se définit aussi par l’autre et sait croire en lui.
Ozu n’avait donc pas besoin de « nouvelles histoires » pour faire un nouveau film car, si les individus étaient différents d’un film à l’autre, les liens qui les unissaient étaient immuables et universels : Le Goût du saké reprend d’ailleurs la trame de Printemps tardif (1949), celle d’un père veuf, Hirayama (incarné dans les deux films par Chishū Ryū, acteur fétiche d’Ozu), qui réalise à regret que sa fille Michiko (Shima Iwashita) est en âge de se marier et qu’il va bientôt devoir se séparer d’elle. Cette histoire banale est typiquement ozuienne en ce qu’elle joue moins sur comment va évoluer la situation que sur le fait qu’elle va évoluer : c’est l’enjeu des film d’Ozu où il y a toujours des personnages qui sont complices de l’avancée narrative et qui, en doubles cruels du cinéaste, viennent la provoquer (un ami du père le harcèle à propos du mariage de sa fille) tandis que les autres voudraient que rien ne change (ici le père et la fille) et s’obstinent à retenir l’action avant d’accepter, de gré ou de force, la destinée que le cinéaste leur réserve.
De ce point de vue, la fin du film n’est pas un happy end même s’il se clôt sur un mariage, car il ne peut y avoir chez Ozu de choix idéal : tout choix implique nécessairement, sacrifice, perte, deuil et comme le dit Hirayama le mariage de sa fille est « en quelque sorte » un enterrement. Le drame des personnages d’Ozu est justement de ne pas pouvoir retenir le temps qui passe et c’est dans ses derniers films que la conscience du temps est la plus grave : dans le meilleur des cas, il est tout à coup question de mariage, et dans le pire, c’est la mort qui arrive sans prévenir laissant les personnages hébétés, incapables de réagir, n’ayant que le temps de dire, comme dans Dernier Caprice, que c’est « déjà la fin ». C’est ce déjà trop tard qu’incarnent les émouvants personnages de l’ancien professeur et de sa fille dont la présence vient précipiter la décision d’Hirayama de marier Michiko, contrairement au professeur qui avoue avoir gardé sa fille auprès de lui « par égoïsme ». Ils représentent la part tragique des films d’Ozu, leur versant mizoguchien dans lequel les personnages risquent à tout moment de sombrer : dans un plan terrible la fille du professeur fond en larmes nous faisant ressentir la cruauté du temps qui passe et le poids d’une vie fanée, triste conséquence d’un égoïste amour paternel qui fut peut-être beau en son temps.
Dans tous ses films (et particulièrement dans Le Goût du saké), Ozu retranscrit l’impermanence des choses (mu, impermanence, est le caractère gravé sur sa tombe), qui donne à la vie à la fois sa tristesse et sa beauté, notamment au travers de ses fameux « plans vides » qui sont par ailleurs pleins de temps. Mais à la toute fin du film, les plans sur la chambre vide de Michiko se mettent soudain à signifier son absence, des plans vidés de sa présence où se lit un manque tandis que le temps continue de s’écouler, indifférent et impassible à l’angoisse qui nous étreint (pas de sérénité chez Ozu). Et soudain, sans qu’on l’ait vu arriver, après une incertaine ellipse, il y a ce plan terrifiant du père immobile dans l’ombre qui contemple la promesse de sa solitude. Car si Ozu fait peu de manipulations temporelles (pas de flash-back, pas de ralentis ni d’accélérés, peu de fondus enchaînés) qui rendraient en quelque sorte le temps impur, il ne renonce jamais à l’ellipse (sa cruauté de cinéaste) qui au contraire a une très grande importance pour lui (dans ses Carnets, il note : « Recourir autant que possible à l’ellipse temporelle. Coupez ! »). Sans que l’on s’en aperçoive, du temps a fui entre les plans (mais où ? quand ? comment?) : « déjà », il est temps de se marier, « déjà » c’est la fin comme si le temps de toute une vie s’était échappé avec l’ellipse laissant les personnages prostrés et immobiles, comme le spectateur dans son siège, terrassés par l’irréversible passage du temps.