C’est toujours une bonne chose de voir les films d’Ozu ressortir en salles. Mais quand il s’agit d’un inédit issu d’une de ses périodes les moins connues, c’est encore mieux. Carlotta a la bonne idée de distribuer pour la première fois Le Fils unique, premier film parlant du cinéaste, drame social aux accents néoréalistes et surtout bouleversant chef-d’œuvre méconnu.
« Quand on aimait, on aimait, et quand on n’avait rien d’autre à donner, on donnait son amour. »
George Orwell, 1984, 1948
Une mère, veuve, élève seule son fils dans une petite ville de province japonaise. Ils vivent modestement dans une maison qui, tout de même, leur appartient. L’enfant, Ryosuke, finit sa scolarité au collège et, bon élève, il a toutes les capacités requises pour aller au lycée. La mère, Tsune, est tisseuse dans une fabrique de soie mais, employée pauvre, elle n’a pas les capacités financières qui permettraient à son fils de poursuivre ses études malgré la recommandation et l’insistance de son professeur. Ainsi, au bout de quelques minutes, Ozu filme une terrible prise de conscience : Ryosuke découvre soudain le fonctionnement des inégalités sociales et de quoi la classe dont il est issu le prive – un avenir. Tsune, pourtant, se ravise. Elle ne peut se résoudre à le condamner à ce sort et estime que son devoir de mère est de soutenir son fils, coûte que coûte. Il ira au lycée et tentera de faire carrière à Tokyo : « Tu deviendras un grand homme » espère-elle. Il promet que oui. Ellipse. Quinze ans plus tard, Ryosuke a 27 ans et s’est installé à Tokyo où il aurait une bonne situation. Tsune, qui a travaillé dur tout ce temps, a enfin mis assez d’argent de côté pour pouvoir lui rendre visite.
Tout comme Voyage à Tokyo, Le Fils unique raconte l’histoire d’un parent qui rend visite à sa progéniture à la capitale, mais le motif ici n’est pas encore affiné, il est livré à l’état brut, chargé de la tension qui caractérise les mélodrames, où les personnages sont ballottés entre leurs sentiments et leur corps social. La scène de leurs retrouvailles en est une formidable illustration : dans un taxi, mère et fils se dévisagent, chacun un sourire radieux aux lèvres. La voiture traversant Tokyo, Ryosuke en profite pour faire une petite visite guidée à sa mère, émerveillée. Mais le taxi ne s’arrête pas et traverse la mégalopole nippone, jusqu’à une banlieue miteuse, égarée et campagnarde. Ils descendent et sur place les illusions de Tsune s’effondrent : Ryosuke réside en périphérie de Tokyo et ne survit que modestement grâce à un salaire d’enseignant de cours du soir. Et pour couronner le tout, il est marié et a un fils d’un an.
Depuis le superbe Gosses de Tokyo, les films d’Ozu sont passés du burlesque au drame social, et se focalisent sur des histoires de petites gens dont la vie de famille est secouée par les aléas de la misère. Après la guerre, il gommera peu à peu les effets dramatiques de son cinéma, épuration esthétique qui donnera les chefs-d’œuvre pour lesquels l’histoire du cinéma mondial l’a reconnu (tardivement). Mais pour l’heure, en 1936, quand il fait Le Fils unique, il règne dans son cinéma une certaine pesanteur dramatique. Pour autant, le film est une pure œuvre ozuïenne, très éloignée, par exemple, des mélos sociaux de Mizoguchi. Chez ce dernier, la caméra fait corps avec les personnages, les prend au piège, s’en désolidarise, puis les récupère in extremis. La scénographie est prise dans leurs tourments mais peut aussi les délaisser à tout moment. Au contraire, chez Ozu, le découpage reste inflexible. Ce qui ne veut pas dire que la caméra est insensible à ce qui se passe sous son œil, mais qu’elle maintient la distance, toujours la même – celle qui demande le travail d’une vie –, et dévoile la détresse des personnages et leur embarras sans en violer l’intimité, saisissant ce qu’il y a à saisir. Ni plus, ni moins. Ce n’est pas tant de la pudeur – on se livre beaucoup chez Ozu, on pleure souvent – que de la juste mesure, une manière de tout mettre à plat, de ne pas jouer la sur-dramatisation, de laisser les événements survenir sans aller les chercher. Tout arrive pas à pas, inexorablement, même le moment où la façade sociale se fissure et les langues se délient. Comme quand, ici, bien que surprise et très contrariée, Tsune ne laisse rien paraître et accepte l’accueil de son fils et de sa femme. Ryosuke finit par lui avouer qu’il n’était pas très favorable à sa venue, qu’il a honte de l’accueillir dans de telles conditions. Il sait surtout qu’il faudra bien régler les comptes, s’expliquer. Sa mère, sans vouloir l’accabler, ne comprend tout de même pas qu’il ne se soit pas plus battu, qu’il n’essaie pas de trouver un meilleur poste, qu’il baisse les bras. Il tente de lui expliquer la difficulté de se faire une place dans le milieu du travail mais il ne la convainc pas. Car elle a sacrifié son existence pour lui, révèle-t-elle : elle a vendu sa maison pour lui payer ses études et loge désormais dans les dortoirs de la fabrique de soie où elle est vouée à finir sa vie.
C’est le poids de ce sacrifice qui est trop lourd à porter (le fameux plan ozuïen sur un dos voûté, ici celui de Ryosuke), c’est une responsabilité intenable, une preuve d’amour trop grande. Ce fut le signe, pour lui, d’un passage à l’âge adulte trop radical. L’enfance est omniprésente chez Ozu, pas seulement dans la représentation des enfants eux-même, qui traversent presque tous les films du cinéaste (qui vivait d’ailleurs chez sa mère), mais aussi chez les adultes en ce sens qu’ils ne sont rien d’autre que des enfants âgés. Renoncer à l’enfance, sortir du giron familial est trop leur demander. Ils feront toujours en sorte que leur printemps soit le plus tardif possible. Ryosuke, lui, qui a été éjecté de l’enfance violemment, par injustice sociale et amour maternel, s’est retrouvé incapable d’affronter le monde des adultes. « Tu deviendras un grand homme » signifie aussi « sois désormais un adulte ». Impossible. Impossible également, d’échapper à sa condition de classe : Ryosuke n’est pas le seul « raté » du film, son professeur aussi, parti à la capitale pour se faire une situation, a échoué. L’Ordre Social dit que seules les études peuvent le bouleverser, que la scolarité est le préambule de la société, que les premiers de la classe seront les premiers à réussir. En bonne prolo, Tsune a suivi cette carotte institutionnelle, sans douter un instant de son fondement. Ryosuke, lui, s’est pris de plein fouet la dureté du monde du travail, sa cruauté, sa compétition impitoyable. C’est ce qu’elle va comprendre en découvrant (et c’est là que le film devient bouleversant) que Ryosuke n’est peut-être pas un « grand homme » dans le sens social du terme, mais qu’il est profondément bon (on vous laisse découvrir comment), et donc sans doute inadapté, justement, à jouer le jeu social. Ryosuke, quelque part, a tenu sa promesse.
Voilà pourquoi le cinéma d’Ozu est terrassant, non pas pour ce qu’il montre de la dureté de la vie et des afflictions des personnages mais pour ce qu’il laisse entrevoir de la persistance de la noblesse des sentiments qui les animent malgré tout.