Le Voyage à Tokyo, c’est celui de deux parents venus rendre visite à leurs enfants partis depuis longtemps pour la capitale. Ils délaissent leur campagne, leurs habitudes, pour rejoindre, par le chemin de fer, cet espace urbain et tentaculaire qu’est Tokyo : « si on se perdait, on ne pourrait jamais se retrouver », dit la mère. La famille encaisse le choc des retrouvailles, non sans quelques anicroches. À travers ce film et cette famille, Ozu évoque le Japon de l’après-guerre qui vit brutalement l’irruption de la modernité. Un des fils est mort à la guerre ; sa veuve, Noriko, incarnée par l’égérie d’Ozu, Setsuko Hara, noue des liens très forts avec ses beaux-parents – un sentiment de solitude et d’abandon les unit. Voyage à Tokyo (1953) développe d’un coup nombre des thématiques chères au cinéaste : l’abandon des parents par les enfants qu’on retrouve dans Le Goût du saké (1963) ou Printemps tardif (1949), l’insolence adolescente de Bonjour (1959), la relation privilégiée mère-fille de Fin d’automne (1960), les difficiles rapports parents-enfants de Dernier caprice (1961). Ozu franchira un nouveau cap en s’attaquant à la couleur et en épurant encore davantage ses récits. Mais Voyage à Tokyo reste un film à découvrir absolument.
On peut dire du Voyage à Tokyo ce qu’on a coutume de souligner dans les derniers films de Ozu, ceux des années 50, qui sont formellement les plus achevés. On peut parler de son esthétique du plan fixe : la caméra ne bouge pas, devient comme une fenêtre plantée sur le monde. Parce qu’on est au Japon et que les conversations s’y déroulent assis sur le tatami, Ozu place petit à petit cette caméra à hauteur du sol. Quelques plans à hauteur d’homme, au début du film, montrent encore une relative hésitation face à ce parti-pris. Ce sont des plans qui disparaîtront par la suite. D’Ozu, on connaît également ces fameux plans vides, simples prises de vue du réel, d’ordre quasi-documentaires. Il peut s’agir de cheminées d’usine, d’un fleuve, d’un quartier, d’une baie, de linge qui sèche devant une route en surplomb, d’un couloir ou d’un quai vide. Le réalisateur les intercale au montage entre chaque séquence, comme pour redire le rôle d’enregistrement de la réalité qu’il assigne à la caméra. En quelque sorte ces plans vides sont plus que pleins. Ils sont aussi l’illustration du travail du maître sur la notion de temps, dont l’image montre le caractère fluctuant et inéluctable. C’est ce qui fait la densité du cinéma d’Ozu : le temps qui passe, c’est celui qui sépare le Japon traditionnel de celui de la modernité, celui qui sépare les parents en kimono des enfants en costumes occidentaux. On est au cœur de son cinéma : ce qui l’intéresse, c’est le passage d’une époque à une autre. C’est pourquoi la famille est son lieu d’expérimentation préféré. Chaque événement, qu’il soit heureux (combien de mariages chez lui?) ou malheureux (combien de décès aussi?) marque la fin d’une époque : les enfants quittent les parents, les parents quittent les enfants. Voyage à Tokyo est ainsi non seulement une parenthèse – le dernier voyage des parents à Tokyo. Mais c’est aussi la conclusion d’une période : au retour du voyage, la mère meurt.
Que retenir de ce Voyage à Tokyo ? D’abord des idées de cadrages magnifiques. On a ainsi des premiers plans très travaillés, où l’on surprend par exemple un bébé sous cloche, ou une lampe allumée (construction de plan qu’on retrouve systématiquement chez Wong Kar-Wai). Ils expriment le travail de cisèlement effectué par Ozu sur le plan fixe. Il faut aussi admirer ce plan très large où l’on voit le vieux couple silencieux des parents assis sur la jetée, en bord de mer. Après avoir échangé quelques mots en plans serrés, ils repartent, toujours aussi silencieux et toujours en plan large. Visuellement et picturalement, l’émotion est à son comble. Le plan large dit autant la vieillesse solitaire des parents que la tendresse et l’affection qui les unit.
Voyage à Tokyo est peut-être aussi un des films d’Ozu qui fait le plus place à l’humour. Une chaise qui casse quand on s’assoit dessus, des éventails qui ne cessent de s’agiter frénétiquement : le cinéaste sourit gentiment des ridicules de ses propres personnages. Quand les parents décident de se ressourcer dans l’hôtel d’une station balnéaire, joueurs de domino et jeunes gens sur la terrasse de l’hôtel s’unissent à la chaleur pour les empêcher de fermer l’œil. Pourtant, à leur retour sur Tokyo, ils vantent la réussite de leur séjour : bains formidables, vue splendide, grosse omelette… Mais surtout, il y a cet incroyable travelling, le long d’un mur, pour parvenir aux parents esseulés sur un coin de maison. C’est l’unique mouvement de caméra de tout le film, et sans doute le dernier de la filmographie d’Ozu. Les interprétations sont diverses et ouvertes : ironie à l’égard des parents ? Nouvelle dramatisation du sentiment d’abandon des parents par leurs enfants ?
Il faut dire enfin qu’un film d’Ozu réconcilie avec le monde. Par son attention au quotidien (c’est un cinéaste qui peut consacrer un plan à un déplacement dans un couloir, à une discussion anodine entre deux femmes de chambre, ou à un plafonnier allumé au-dessus d’une mère agonisante), par sa contemplation ironique des petitesses humaines (par exemple, l’ingratitude d’une fille qui accepte mal d’héberger, même pour une nuit, son père ivre), ou par sa fascination pour les liens familiaux, Ozu fait montre d’une sérénité inébranlable à l’égard des choses humaines. Il ponctue ainsi son récit de proverbes : « Soigne tes parents avant leur enterrement » ou de petites leçons : « On est malheureux quand on perd ses enfants, mais quand ils vivent, ils vont au loin » ou « Certains grand-parents préfèrent leurs petits-enfants (…) Je préfère nos enfants, mais je trouve qu’ils changent », qui sont comme des leçons de vie. De fait, deux émotions maîtresses témoignent de cette sérénité : il y a ce sourire constant qu’on retrouve chez les personnages d’Ozu, à mi-chemin entre la politesse et l’affection. Et il y a les pleurs ou les mines abattues, lors du décès de la mère. La fin du Voyage à Tokyo conclut le film magistralement : l’ellipse du malaise de la mère, raconté par un des fils, puis, dans la foulée, l’annonce aux enfants de son état critique par téléphone et télégramme est une très belle séquence puisqu’elle fait passer la mère de la vie à la mort sans transition. Le temps fait passer d’un état à un autre avec brusquerie. Un montage alterné conclut le film en beauté : le père est seul chez lui, en proie au désespoir, Kyoko, la belle-fille très attachée à sa belle-mère, pleure dans le train en serrant un bijou dont elle a hérité, et les plans vides s’accumulent, dont un persistant, sur un bras de fleuve. Plus que jamais chez Ozu, le travail du temps est à l’œuvre.