Comédie enchanteresse de Yasujirô Ozu, Gosses de Tokyo contient en germe des thèmes qui irrigueront l’œuvre du cinéaste. Dernier film muet du réalisateur, Gosses de Tokyo frappe par sa maîtrise du burlesque mêlée à un sens aigu de l’observation.
Au Japon le cinéma muet se caractérisait par l’absence d’accompagnement musical (pianiste…), mais un benshi (« homme qui parle ») bonimenteur l’agrémentait de commentaires. Souvent plus populaire que les acteurs eux-mêmes, il y ajoutait sa touche personnelle, ce qui donnait sans doute à chaque séance sa tonalité propre et une vivacité unique : même désormais privé de benshi, le film n’en manque pas. Yasujirô Ozu manie avec virtuosité le burlesque mais son humour se fonde davantage sur l’expression des visages que sur la gestuelle ou les situations. La volonté de retenue et d’économie de moyens du réalisateur est évidente et différencie Gosses de Tokyo des films burlesques américains de la même époque, parfois plus axés sur le comique de situations. Le réalisateur s’attache avant tout à saisir l’expressivité des enfants. Ainsi lorsque l’un d’entre eux jette un regard méprisant aux parents ou aux adversaires potentiels, le moindre froncement de sourcil est saisi grâce à l’utilisation constante de gros plans ou de plans rapprochés, ce qui permet de croquer les mines, les changements d’humeur avec bonheur.
Les relations entre les gosses de la banlieue aisée de Tokyo sont mises en évidence et forment l’un des ressorts comiques du film. Le cinéaste capte l’enfance dans son effervescence et souvent également dans sa cruauté, particulièrement visibles dans un hilarant rituel de soumission qui consiste après les bagarres à poser des sandales de bois sur la tête des vaincus. Cette prédisposition au burlesque évident s’étend aux nombreux rituels d’initiation qui sont autant de signes d’appartenance au groupe : batailles, gobages d’œufs, etc. Les deux héros viennent d’emménager avec leurs parents et doivent désormais faire face aux camarades de classes et autres éléments parfois hostiles, tandis que le père de famille déménageant est désormais plus proche de son bureau. L’extraordinaire lucidité du cinéaste consiste à juxtaposer les scènes qui présentent les enfants entre eux avec celles qui montrent le père dans son milieu de travail ou aux côtés de son patron. Les courbettes, l’obséquiosité à l’égard du chef d’entreprise, les remarques envieuses des autres employés, tout rappelle les rites de socialisation des gamins et concourt à donner une vision infantilisée de la vie sociale. Le parallèle est permanent et culmine dans deux scènes analogues où le père et ses enfants, les uns à l’école, les autres au bureau doivent se livrer avec la même maladresse burlesque à des exercices militaires.
À l’aube de sa cinématographie, Ozu questionne les liens sociaux. Si le cinéaste s’approche par moment de la caricature légère, son œuvre est empreinte d’une belle mélancolie et d’une infinie tendresse pour ses personnages. Lorsque les collègues de travail moqueurs se regroupent pour médire sur la relation privilégiée qui unit le père au patron, ce sont les mêmes enfants qui ont grandi.