Avant-dernier film d’Orson Welles (inachevé : c’est François Reichenbach qui se chargera de le finir), le documentaire F For Fake partage avec Filming Othello, son ultime long-métrage, un horizon ouvertement réflexif. Mais tandis que le second se focalise sur l’une des œuvres de Welles (Othello) dont il relate le tournage notoirement chaotique, F For Fake témoigne quant à lui d’une autre ambition. Il s’agit d’y exposer les fondements de son cinéma et, par extension, d’interroger des rapports qu’entretiennent plus largement l’art et la vérité. Si Welles se présente autant comme un faussaire que comme un magicien, c’est qu’il se fait l’apôtre de ce qu’Aragon appelait le « mentir-vrai », une attitude consistant à tricher avec le réel pour mieux révéler sa profonde nature. Pour ce faire, Welles s’entretient avec Elmyr de Hory, le plus célèbre faussaire du XXe siècle, capable de produire un faux Modigliani en une heure, et son ami Clifford Irving, écrivain friand de canulars qui fut notamment condamné en justice pour avoir signé une fausse biographie de Howard Hughes.
F For Fake est ainsi l’occasion pour Orson Welles de confondre deux pratiques qu’il a toujours chéries et associées : le cinéma et l’illusionnisme. On sait par ses différents biographes qu’il a rencontré, à l’âge de dix ans, Harry Houdini, qui l’aurait initié à de nombreux tours. La première scène, dans laquelle on découvre Welles à la Gare de l’Est en train de demander à des passants des objets qu’il essaiera de faire disparaître, exhibe immédiatement ses talents d’escamoteur. Les quelques tours effectués n’étant pas filmés en plan-séquence, la pratique de l’illusionnisme apparaît toutefois ici directement liée à celle du montage, puisqu’il suffit à Welles de cacher les objets à chaque coupe pour accomplir ses numéros. La suite du prologue approfondit cette association entre montage et tromperie. Alors que Welles livre face caméra une note d’intention faussement naïve (qui promet que F For Fake sera du côté de la vérité, en cela qu’il dévoile les pratiques illusionnistes de tous les autres films), il opère un tour de passe-passe : par un simple raccord, un accessoire (une toile blanche) et un jeu sur les échelles de plan, le film change de décor et passe de la Gare de l’Est à… l’intérieur d’une salle de montage. De sorte que Welles triche avec le réel au moment même où il promet de ne pas le faire.
F For Fake expose de cette façon l’inévitable recomposition du réel qu’implique le principe même du montage. Si la suite du film présente dans l’ensemble une facture documentaire plus attendue (entretiens face caméra et en gros plan, voix off de Welles accompagnant des instantanés de la vie de Hory et Irving à Ibiza, etc.), elle a pour particularité d’être abondamment découpée et fractionnée, avec des plans très courts, comme si le cinéaste cherchait à manifester en permanence le caractère fragmentaire de la réalité – quand bien même il ne se livre, au-delà de l’ouverture du film, qu’à peu d’expérimentations illusionnistes.
Faussaires contre experts
Car l’essentiel du film se concentre sur les portraits d’Elmyr de Hory et de Clifford Irving. Pas-à-pas, les interlocuteurs déconstruisent le culte de l’authenticité qui, selon eux, est d’autant plus dénué de sens que l’art repose essentiellement sur le faux. « La distinction importante à faire, lorsqu’on parle de l’authenticité d’une peinture, n’est pas de savoir si elle est vraie ou fausse. C’est de savoir si c’est un bon ou un mauvais faux. », affirme Irving dans l’une de ses premières répliques. En interrogeant les deux faussaires sur le sens profond de leur pratique, Welles réhabilite une activité généralement honnie et contribue même à dévoiler sa dimension politique : dans F For Fake, les fakes apparaissent comme des vecteurs d’émancipation face à l’autorité des experts, favorisant un rapport plus démocratique à l’art. Elmyr de Hory affirme par exemple qu’« il ne devrait pas y avoir de personnes seules à pouvoir juger de ce qui est bon ou mauvais », tandis qu’Irving demande, avec ironie : « Un faussaire comme Elmyr ridiculise les experts. Alors, qui est l’expert ? ». Welles et ses interlocuteurs aboutissent alors à des conclusions proches de celles de Walter Benjamin dans son célèbre essai L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique. Le philosophe allemand suppose en effet que l’apparition, à la fin du XIXe siècle, d’arts fondés sur des techniques de reproduction, tels que la photographie ou le cinéma, permet de nouer un rapport libéré aux œuvres, dans la mesure où l’on ne peut plus distinguer l’original de la copie. D’où la célèbre thèse sur la déperdition de « l’aura » : les œuvres reproductibles circulant plus librement, sans les restrictions d’accès qu’imposait auparavant leur unicité, leur sens ne saurait plus être verrouillé par quelques voix consacrées.
Si F For Fake ne manque pas de séquences stimulantes, il reste ceci dit parfois un peu trop décousu pour susciter une adhésion pleine et entière. Sans doute le charme du film tient-il malgré tout à ce bricolage imparfait, qui voit Orson Welles s’amuser à perdre son spectateur dans un dédale de renversements dialectiques, le faux finissant par apparaître comme partie prenante du vrai. C’est le sens de la conclusion, ouvertement didactique, dans laquelle l’auteur reconnaît avoir échafaudé de toutes pièces l’anecdote sur laquelle s’achève le récit. F For Fake s’affirme alors moins comme une proposition théorique solidement menée que comme un film-essai au sens premier du terme, dessinant des chemins qui, à dessein, ne mènent potentiellement nulle part.