Voilà un film qu’on a coutume de minorer, de regarder un peu de haut dans l’œuvre d’Orson Welles, comme Le Rideau déchiré chez Hitchcock ou Spartacus chez Kubrick. Pas assez personnel, pas assez rebelle, pas assez génial. On a tendance à emprisonner chaque grand cinéaste à une image grandiloquente inspirée de ses chefs d’œuvre, et à snober tout ce qui, chez lui, s’y conforme le moins. Et on oublie au passage qu’un auteur de cinéma, un vrai, ne s’identifie ni ne se rend précieux, comme on le croit trop souvent, par une certaine teneur technique et thématique ostensible, mais par le regard qu’il exerce sur le monde envers et contre tout, avec ou sans l’intégralité de ses moyens.
Non que Le Criminel et son réalisateur eussent fait de grands efforts pour se dérober au verdict facile. Welles, au départ, ne devait que faire l’acteur dans ce film noir dont la mise en scène devait échoir à John Huston. Quand celui-ci dut renoncer au poste, on le proposa à un Welles pas encore tricard, lequel l’accepta dans l’objectif avoué de montrer aux studios que malgré la réputation qu’il s’était forgée avec l’effronté Citizen Kane, le mutilé La Splendeur des Amberson et l’inachevé It’s All True, il était parfaitement capable de boucler un film dans les temps, sans dépassement de budget et en respectant scrupuleusement le scénario (à l’écriture duquel, ici, il ne prit aucune part). Son talent fit donc ce qu’il put avec ce qu’on lui donnait, le pari fut finalement tenu, mais le génie bridé fut bien mal récompensé pour son zèle, puisqu’on trouva encore le moyen d’amputer son ouvrage de plusieurs scènes. Welles renia le film, on ne l’y prendrait plus : dès le suivant, La Dame de Shanghai, il se remettrait à ruer dans les brancards, signant ainsi une rupture durable avec Hollywood.
Voilà une histoire propre à faire passer Le Criminel pour l’œuvre d’un petit soldat contraint, d’un faiseur malgré lui, une « patte blanche » montrée aux studios pour, peut-être, mieux les disposer à le laisser libre de futures œuvres plus ambitieuses. En bref : un film mineur. L’expression n’est peut-être pas injuste, mais elle est traîtresse. En insistant sur la relation d’infériorité d’un tel film à d’autres plus libres et plus puissants du même auteur, elle incite insidieusement à ne juger de l’importance du cinéaste que sur ces derniers, à réduire son cinéma aux traits de génie les plus ostensibles et à laisser le reste dans la marge. C’est là l’application d’une vision critique bien réductrice du cinéma, et surtout la marque d’un mépris regrettable pour le cœur de la vision du cinéaste, pour les motivations profondes de son art, qu’il se manifeste par des coups d’éclat ou des initiatives plus modestes. Le Criminel est certainement le film le moins « brillant » de Welles, le moins démonstratif de ses ressources de mise en scène, le moins expérimental ; mais il n’en porte pas moins, avec fermeté, un regard sur ses personnages, sur leur vérité et sur l’image qu’ils renvoient, un regard qui affirme de facto, derrière l’application habile de l’artisan, la conscience aiguë de l’artiste.
Le cinéma aux trousses
Le scénario, à l’écoute de l’actualité (1946, au moment du procès de Nuremberg), pourrait induire en erreur sur la direction prise par le film : très tôt, Hollywood a assimilé l’horreur du nazisme parmi ses instruments narratifs. L’agent fédéral Wilson (Edward G. Robinson) traque un décideur nazi en cavale. Pour ce faire, il fait libérer un de ses complices (Konstantin Shayne) dans l’espoir que celui-ci le mène au but à son insu. La piste les mène tous deux à la petite ville tranquille de Harper, Connecticut, le jour même où un enseignant de la ville, le paisible Charles Rankin (Orson Welles), va convoler en justes noces avec sa fiancée Mary (Loretta Young). Le mystère de la chasse au nazi est éphémère, éventé très tôt en un habile plan-séquence qui embrasse toute une volte-face d’un masque et du visage qu’il dissimule. Welles/Rankin paraît pour la première fois, les mains dans les poches, l’allure tranquille. Soudain, la caméra le devance pour se braquer sur le sous-fifre nazi caché derrière un buisson, comme en embuscade, qui l’interpelle par son vrai nom, Franz Kindler. Reparaît brutalement dans le champ, au premier plan, la tête d’un Welles démasqué et aux abois avant même d’avoir pu prononcer sa première réplique. Les deux hommes conviennent d’un rendez-vous secret, puis le complice s’efface, remplacé dans le champ par une horde d’étudiants joyeux et insouciants, tandis que Welles a instantanément repris son masque Charles Rankin. Dès lors, ce n’est plus à l’inflexible enquêteur, mais à ce criminel à deux visages que le film va s’intéresser, à ses efforts pour maintenir sa couverture, assassinant le complice imprudent puis le chien qui menaçait de déterrer le cadavre, usant de la crédulité de sa nouvelle épouse Mary à laquelle il n’hésite pas à avouer des fautes imaginaires pour camoufler ses vrais crimes. Welles accorde d’ailleurs sans effort sa — remarquable — composition d’acteur à cette optique de cinéaste, se filmant à plusieurs reprises le regard fuyant ou distrait, l’air de chercher une issue de secours ou de s’assurer de l’absence de témoin, plus concerné par sa survie que par ce qui l’entoure.
L’humain est-il soluble dans l’idéologie ?
Et puis, Rankin/Kindler n’est-il pas cerné par des masques dont il pourrait user à loisir, comme cette ville trop tranquille, ces voisins trop charmants, cette épouse trop aimante ? Il est un type de masque que Welles, par le truchement de son personnage traqué, explore particulièrement : le masque de l’idée. Grandes idées, idéaux et idéologies, qu’ils soient louables ou malfaisants, sont ici plus que jamais dignes de défiance, paravents clinquants mais imparfaits pour habiller et camoufler les pulsions humaines. Rankin/Kindler lui-même jongle avec eux à loisir, reprenant par exemple à son compte avec une aisance insolente les convictions antinazies de son adversaire, dans une tirade ambiguë et troublante de lucidité sur une Allemagne malade. Plus loin, il se prend à griffonner distraitement une croix gammée inversée (soit la svastika antique dans son sens non détourné), avant de transformer tout aussi distraitement le dessin en un gribouillage non identifiable : de quoi se demander si le nazisme lui-même n’était pas, pour ce caméléon, moins une conviction qu’un moyen détourné d’exercer ses pulsions les plus néfastes. Les autres personnages ne sont guère épargnés par ce démantèlement des idées. On découvre un ancien complice nazi désormais animé par une foi catholique bien fragile — à laquelle Rankin/Kindler oppose d’ailleurs une souveraine indifférence avant d’étrangler l’imprudent. Même la loi — a priori force du Bien — qui le poursuit sous les traits d’Edward G. Robinson est présentée sous un jour impavide, froid, arbitraire et manipulateur, ne reculant pas devant la mise en danger d’innocents pour parvenir à ses fins ; cependant, la vision récurrente de sa pipe rafistolée, qu’il a brisée au début sur un coup de colère, rappelle que sa posture d’inflexibilité ne fait que contenir des élans bien humains. Et que dire de Mary, cette jeune femme qui se raccroche coûte que coûte à son idéal de jeune épouse, quitte à se contraindre à croire aux mensonges alors même que la vérité la grignote de l’intérieur ?
Les idées, ici, ne sont que des faux-semblants pour cacher — ou dans le meilleur des cas enjoliver — les vérités de chacun, la vérité tout court. Leur aspect dérisoire apparaît plus cruellement encore quand ils sont confrontés aux faits — comme les images d’archive des camps de concentration (dont il semble que Le Criminel soit le premier film de fiction à faire usage). La question du traumatisme nazi, en dehors de cette irruption documentaire, Welles ne la traite pas vraiment de front. D’autres films, comme Le Procès, lui offriront l’occasion d’affronter les questions du totalitarisme en général. Ici, il en use comme levier pour filmer, sur les visages et les stigmates de chacun, les inclinations de l’humain à ne pas assumer le moins avouable de soi-même.