« C’est la cause, c’est la cause, ô mon âme ! Laissez-moi vous la cacher à vous, chastes étoiles ! C’est la cause !… Pourtant je ne veux pas faire couler son sang ni faire de cicatrice à cette peau plus blanche que la neige et aussi lisse que l’albâtre monumentale. Pourtant il faut qu’elle meure ; autrement, elle trahirait d’autres hommes. »
Othello, Acte V, scène II, William Shakespeare
Dans le petit documentaire qu’il a signé pour la télévision allemande en 1978 (et qui est sa dernière réalisation complète), Filming Othello, Orson Welles revient sur l’élaboration extravagante de son film Othello, tourné entre 1948 et 1950, et sorti en 1952. Au fil des anecdotes rocambolesques, on sent bien que l’amertume le gagne, que les critiques (surtout américains – les plus lamentables qui soient) ont fini par l’atteindre, et que toute sa vie il a dû faire face à la pire des solitudes : l’incompréhension. Othello, dans l’inconscient cinéphile, en dépit de ses qualités reconnues, ne pèse pas bien lourd à côté du Procès ou de La Soif du mal. Et lui-même, par mimétisme ou exigence, n’en a pas une si grande estime, tout orgueilleux soit-il. Il a tort. Mieux qu’un chef‑d’œuvre, le film est un miracle comme le cinéma en a rarement produit et que Carlotta a la bonne idée de ressortir dans une une version restaurée.
Filming Orson
Orson Welles est un cas particulier dans le cinéma. Un cas unique : unanimement et immédiatement reconnu comme un génie, il a pourtant dû affronter le mépris et l’indifférence. Même en Europe la critique a fini par se lasser de ses multiples projets avortés et de ces films de plus en plus cheap et tordus. L’ambition et la flamboyance de Citizen Kane semblent loin. Welles a mené sa carrière comme il l’entendait, refusant tout compromis et arrangement, s’obstinant à ne pas vouloir rentrer dans le rang, ce qui déplaît. Totalement idéaliste (donc particulièrement exposé à la désillusion), il espérait faire fortune avec Macbeth (c’est dire !) qui amorça sa déchéance en Amérique. Pour préserver son âme de cinéaste il a dû vendre son corps de comédien, jusqu’à ce que faire des films lui soit définitivement refusé. Producteurs, critiques et spectateur ont alors préféré l’abandonner à son image de bouffon de la publicité, de symbole du cinéma privé de cinéma, d’institution vivante et poussiéreuse. Les dernières années de sa vie (au moment de Filming Othello), abattu, il a baissé les bras, vivotant entre ses apparitions publiques et ses bouteilles de champagne.
Mais avant d’en arriver là, après la sortie désastreuse de Macbeth, Welles entame sa seconde partie de carrière de cinéaste et devient un réalisateur nomade, constamment à la recherche de financement aux quatre coins du globe pour produire des films internationaux, fauchés et tournés dans des conditions proches de l’amateurisme. Même loin des studios, Welles ne pouvait renoncer au cinéma et il prit goût à ce mode de tournage foutraque, régit par le seul bon-vouloir des circonstances, loin des plannings des plateaux et de la discipline du professionnalisme, l’éternel cancer du cinéma. C’est ainsi qu’il commença son Othello – à l’opposé de son Macbeth tourné en une vingtaine de jours dans des décors de studio – selon les aléas financiers et logistiques, étalant le tournage sur plus de deux ans entre l’Italie et l’Afrique du Nord. Othello est un patchwork de tournage, un diaporama morcelé de fragments saisis çà et là avec les moyens du bord où chaque champ est séparé par plusieurs mois et plusieurs kilomètres de son contre-champ et où les comédiens commencent une réplique à Venise pour la finir à Mogador. Un film qui porte indélébilement les stigmates de sa genèse chaotique. Un film terriblement vivant.
Deux ou trois choses que je sais d’eux
Si les moyens colossaux mis à sa disposition pour Citizen Kane ont stimulé l’imagination du jeune cinéaste en 1941, les lourdes contraintes budgétaires, matérielles et humaines propulsent sa créativité vers le sublime au début des années 1950. De ce bordel intégral, Welles parvient à faire résonner comme jamais le drame shakespearien. Le mélodrame y respire l’air du réel ; avec d’authentiques ruines antiques de la Méditerranée, il reconstitue les ruines de l’âme. À mesure qu’Othello s’enfonce dans une insurmontable tourmente, que l’emprise de Iago a définitivement poissé son âme, qu’une douleur insoutenable s’installe en lui, Welles, en bon expressionniste, nourrit de cet accablement son art pictural et son sens musical du montage. La violence de la pièce, l’une des plus implacables et cruelles écrites par Shakespeare, donne lieu ici à une sidérante effervescence visuelle. Contrairement à tous les autres films tirés de l’œuvre du grand dramaturge, Welles ne l’adapte pas. Il fait beaucoup mieux : il la retranscrit esthétiquement en détournant et s’appropriant l’expressionnisme allemand, le formalisme russe et le néoréalisme italien en une forme hétérogène et cauchemardesque qui dessine un univers de souffrance.
Il y a ce plan furtif, quand Othello et Desdemone s’embrassent, sur le regard baissé de Iago (extraordinaire Micheál Mac Liammóir, génie du théâtre irlandais qu’on regrette amèrement de ne pas avoir vu plus souvent au cinéma) qui laisse voir son insondable tristesse. Il n’a même pas le loisir de la jouissance de son infamie (il ne jouit d’ailleurs de rien, ce qui le soustrait au monde et lui rend la vie si insupportable). Il est, de loin, le plus désespéré de tous, le plus propice à partager le feu qui le consume. Un être tellement diabolique qu’il parvient à susciter la compassion, renvoyant le mal à ce qu’il a de plus profondément tragique et immuable. Pourquoi Iago est-il jaloux ? Par aigreur sociale ? Par impuissance ? Par amour pour Desdemone ? Pour Othello ? (le film n’interdit aucune de ses lectures). Qu’importe puisqu’à la fin, il ne reste que de la souffrance. L’homme souffre, c’est dans sa nature. Il souffre de l’existence même de l’autre. Il souffre par aliénation dont la jalousie n’est que la forme la plus violente et que Welles qualifiait de « maladie de la passion ». Et il n’y a pas de passion sans débordement, c’est-à-dire sans qu’elle touche également, d’une façon ou d’une autre, ceux qu’elle ne vise pas. Elle est collatérale mais aussi, c’est tout le drame, ambivalente. Un petit déplacement de particule peut en inverser le sens. Comment transformer l’amour d’Othello pour Desdemone en haine pure ? La jalousie, Iago le sait mieux que personne, est quelque chose qui nous dévore de l’intérieur, tapie en nous, prête à surgir. Parce qu’il a éprouvé l’amertume plus que quiconque, il a une idée nette de comment fonctionne l’âme humaine, par transfère et contamination. Il sait qu’Othello, le guerrier, le barbare, est avant tout animé, tout comme lui, par un désir de mort et que l’amour est aussi de la haine inversée. Le piège impitoyable que lui tend Iago, et qui est la véritable tragédie d’Othello, c’est que s’il aime si éperdument Desdemone, il est donc capable de la tuer. Ça devient même la preuve de son amour. Car les sentiments sont pervers. Surtout l’amour.