Lorsque la BBC lui propose en 1952 d’écrire une série radiophonique, Orson Welles a déjà quitté les États-Unis depuis quatre ans, tentant d’organiser son propre système de production, un brin artisanal, qui a pourtant bien fonctionné sur le tournage d’Othello. Fin connaisseur de Shakespeare donc, il réapprivoise dans Dossier secret ses thèmes favoris, le pouvoir, le masque, la vérité fardée et source de destruction. Mettant en scène des personnages qui falsifient tout, jusqu’à leur propre existence, dans une Europe en ruines physiques et morales, Welles signe là un chef-d’œuvre – trop méconnu – du polar noir.
Le contexte de production de Dossier secret est un peu particulier : censuré par les studios hollywoodiens dès la fin des années 1940 après l’échec commercial de Macbeth, Welles s’est exilé en Europe. Il voyage beaucoup et rencontre des êtres assez étonnants comme un magnat russe – dont il se serait inspiré pour le personnage de Mr Arkadin –, un agitateur politique français qui aurait été un envoyé du Komintern, on en passe et des meilleurs. De ces mésaventures américaines comme de cette rencontre avec le milieu « interlope », Welles a l’idée d’un scénario, originellement (bien) nommé Mascarade. Comme chacun sait, Hollywood n’a jamais dit son dernier mot, et ne sortira le film ni sous son premier titre, ni sous son deuxième, choisi par Welles et déclaré peu vendeur, Mr Arkadin, mais sous un troisième, plus banal, Dossier secret (Confidential Report en anglais). L’un des bonii du DVD nous révèle la plupart de ces rencontres et de ces sources d’inspiration. Mais la vraie source d’inspiration de Welles, outre les thèmes shakespeariens qu’ils honorera tout au long de sa carrière, est l’état de l’Europe, et le mal surgi du mal, la résistance de Méphistophélès.
Comme premier éclairage au campement du décor par Welles, il suffit de regarder attentivement le premier plan : en 1952, à Munich, ville du premier coup d’État d’Hitler, le putsch de la Brasserie, en 1923, un homme tente de faire fuir un certain Jacob Zouk pour sauver également sa propre peau. Il entre ainsi dans un immeuble enneigé, entre deux armes laissées à l’abandon mais prêtes à rejaillir. Ces paysages, enneigés ou ensoleillés, vont durant le film coller à la peau d’une Europe qui commence à peine à se reconstruire, et qui, tout comme le reste du monde, a été transformée par la guerre en un royaume de fantômes, de fous, de « profiteurs de guerre » incapables de créer sa propre histoire. C’est un monde qui refuse d’analyser les vérités du passé que filme Welles, un monde à l’image du personnage central, Mr Arkadin. Ce dernier a fait fortune dans la vente d’armes, est devenu immensément riche, mais a conservé, préservé, surveillé, son seul véritable trésor : sa fille Raina, partagée entre la piété filiale et le désir de liberté. Lorsqu’un homme approche celle-ci de plus près, Guy Van Stratten en l’occurrence, le magnat lui propose un marché : pour obtenir sa confiance – et donc pour l’éloigner de Raina – Arkadin charge Guy de retrouver les traces de sa propre vie avant 1927, qu’il aurait oubliée, frappé d’amnésie un beau matin en Suisse.
Guy, accompagné au départ de son ancienne petite amie, Mily, va donc parcourir l’Europe puis l’Amérique latine – est-il besoin de préciser que c’est la partie du globe où la plupart des anciens nazis s’étaient réfugiés – pour retrouver un à un les témoins d’un passé perdu. Outre le rythme incroyable et l’écriture polaristique exceptionnelle de Welles dans cette œuvre faite de rebondissements classiques couronnés par la musique de Misraki, ces voyages sont l’occasion de rencontrer les « survivants », les héritiers de la guerre, et de définir de plus en plus précisément Mr Arkadin. Orson Welles, comme presque toujours, s’est donné le rôle du grand méchant, à qui il n’accorde aucune forme humaine : il n’a pas de visage puisqu’on le rencontre masqué, lors d’un bal goyesque, et que sa peau est recouverte d’une barbe qui le rend méconnaissable aux yeux des anciens compagnons de route ; son corps n’a pas de forme, toujours enroulé, caché, par une chasuble ou un manteau ; son expression reste invariablement la même, celle du Mal, de la certitude et de la décision. Raina le surnomme d’ailleurs dans le film « l’Ogre », alors qu’Arkadin – comme Welles, derrière la caméra – clôt ses dialogues par des contes moraux dont il a évidemment le dernier mot. Tout est donc ici question de nature. L’autre question étant : cette nature est-elle humaine ? Arkadin est d’ailleurs totalement réifié : tout rappelle son pouvoir démesuré, son château en Espagne – ironie de Welles –, ses fêtes orgiaques, les êtres humains qui le servent et font figure d’objets, constamment en arrière-plan.
L’humanité reste toujours ici pervertie : celle d’Arkadin en premier lieu, qui a bâti sa fortune sur la vente d’armes aux nazis ; celle, également, des témoins que rencontre Guy dans ses pérégrinations : un brocanteur fou et obsédé par l’argent, un ancien agent secret qui refuse de se montrer, une baronne remariée avec un compte en banque… la société, dans Dossier secret, est en perdition morale pour avoir trop voulu gagner d’argent. On pourrait voir en Mr Arkadin une critique amère des studios par Welles tant il est clair qu’en grand absent des terres d’accueil de Guy, les États-Unis n’en apparaissent que plus centraux, plus détournés. Mais la noirceur et la peinture du réalisateur s’étend au-delà des querelles de cinéma : le monde créé par de multiples Arkadin, de multiples totalitarismes à son image, est fou, est déséquilibré, à l’image du cadrage du film. Celui-ci restera déconstruit, instable, se refusant à regarder un personnage à sa hauteur et filmant les victimes et les bourreaux comme des êtres oppressés par l’Ogre (en contre-plongée) ou oppressés par le pouvoir, par eux-mêmes (en plongée). Le problème n’est pas de savoir si le Bien va vaincre le Mal : il s’agit d’affronter la victoire renaissante d’un autre Mal, post-fasciste, qui perdure sous des dehors acceptés – mis en place ? – par les vainqueurs.
Il est tout aussi intéressant de noter que Dossier secret est parsemé de mysticisme : Welles met en parallèle la folie d’un homme avec son délire populaire, donc en quelques sortes l’acceptation par la foule d’une divinité supérieure et immanente, d’une instance de régulation de l’humanité – l’argent, ou le pouvoir. On retrouve ce parallèle lors des fêtes religieuses en Espagne, lors des scènes sous la neige, dont la blancheur est sans cesse ternie par l’homme. Le dénouement commence ainsi dans une église, censée protéger en tant que sanctuaire, asile, l’humanité du démon : c’est dans cet espace « sacré » que Mr Arkadin, pénétrant dans l’antre divin, se mêle à lui et le transforme, se l’approprie une dernière fois. Thème principal du film, le masque tombe enfin, entraînant le mensonge d’Arkadin sans que quiconque ne triomphe, laissant les peurs du réalisateur dans l’expectative. On retrouve dans tous les films d’Orson Welles une mise en scène physique et spirituelle de ce dernier : en dehors des obsessions cinématographiques de Welles, on se laissera aller à une dernière interprétation. Le personnage de Mily, petite amie de départ de Guy, est affublé des symboles de Rita Hayworth, tous médiocrisés : le fume-cigarette, la robe noire décolletée, les cheveux longs et bouclés, la tentative de chant… séparé depuis quelques temps de Gilda, Welles semble en retenir une chose : le corps de pin-up – une photo du corps nu de Mily sans visage sur une plage et une affiche de spectacle sont les dernières images d’elle – qui avait lancé la carrière de l’actrice ; il est vrai que Welles aimait à répéter après son divorce ce que représentait la belle Rita pour lui : un corps sans tête. Est-ce une façon de la diminuer ? De mêler intrigues, obsessions personnelles au récit cinématographique ? L’important c’est que ce mélange se fait au bénéfice d’un grand art, celui de la construction wellesienne, celui de la falsification et des grandes heures d’un cinéma qui, en faisant un pied de nez artistique et commercial à Hollywood, reste une référence.