Adapter, en 1962, le roman emblématique de Franz Kafka offrit à Orson Welles une éclaircie dans sa carrière européenne. Alors que, depuis sa mise au ban de Hollywood, l’enfant terrible semblait voué aux tournages contrariés par les conditions chaotiques et les conflits de production et de distribution, voilà que les producteurs Salkind père et fils lui offraient la plus grande marge de manœuvre — montage compris — dont il eût joui depuis… Citizen Kane en 1941. Non que le tournage du Procès fût un long fleuve tranquille (commencé à Zagreb, terminé par un choix de dernière minute dans la gare abandonnée d’Orsay à Paris), mais au moins le talent du cinéaste à contourner les difficultés matérielles par sa croyance absolue dans le cinéma fut-il, à la fin, pleinement récompensé.
Sans issue
Les grandes lignes de l’histoire sont à présent ancrées dans l’inconscient collectif. Un certain Josef K. est réveillé chez lui par les forces de l’ordre qui l’accusent d’un crime sans jamais spécifier lequel. En prévision d’un procès qui ne viendra pas, il arpente les méandres de la bureaucratie judiciaire dans le vain espoir d’élaborer sa défense, et en vient même à douter de son innocence. À la fin, il sera exécuté sans jugement ni chef d’accusation. On a beaucoup dit sur Le Procès de Kafka, sur son caractère de parabole de la culpabilité et de la judéité persécutée, prophétie des régimes totalitaires du XXe siècle… On en a beaucoup dit, jusqu’à laisser du roman une lecture facile, prémâchée sur laquelle on pourrait se reposer paresseusement. Une lecture dont, on s’en doute, un artiste comme Welles, conscient du monde passé mais plus encore du présent et de certaines choses immuables chez l’humain, ne pouvait se satisfaire complètement. Bien que plus ou moins fidèle à la lettre du roman, son adaptation fit grincer des dents quelques exégètes « officiels », tant le cinéaste ne se contentait ni de cette lettre ni de ces lectures antérieures, mais relisait l’œuvre à l’aune de sa propre vision du monde. D’ailleurs, la citation inaugurale d’un critique évoquant la thématique des dictatures bureaucratiques, puis le court métrage d’animation contant une fable sur la quête de la Loi (fable présente vers la fin du roman), ressemblent fort à un acte du cinéaste d’expédier d’emblée les pistes de lecture les plus évidentes, les plus académiquement acceptées, afin de pouvoir ensuite explorer la matière du roman à sa guise.
À sa guise, cela commence par disposer de l’espace et du temps comme il l’entend, quitte à bafouer les conventions narratives, pour restituer le calvaire de K. dans ce qu’il a de plus cauchemardesque — au sens propre. Sur ce point, il est étonnant de constater à quel point la fragilité des conditions de tournage (passage des immeubles modernes et tristes de Zagreb aux décors plus anciens de la gare d’Orsay) entrèrent en résonance avec la vision cinématographique de l’appareil qui s’acharne sur le personnage. Ainsi, cette gare d’Orsay choisie pour lieu de tournage à la dernière minute, mais qui fascina Welles au point qu’il exploita ce bâtiment au maximum, de la cave au grenier, y créant des lieux multiples où satisfaire son envie de filmer. Et que voit-on dans le film ? Entre ses points de départ (son appartement) et d’arrivée (le terrain vague où il mourra), K. franchit nombre de seuils, traverse nombre de pièces bien identifiables (dimensions et décorations bien marquées), dans un parcours privé de repères temporels. Mais lui et le spectateur découvrent vite que ces lieux sont à peu près tous contigus, cellules d’un même espace clos et néanmoins parcouru d’un réseau interne à la fois labyrinthique et tentaculaire que le protagoniste arpente en tâtant les murs tel un aveugle, espace resserrant entre eux les pôles de l’existence de K. comme si ceux-ci lui appartenaient et étaient sommés de cohabiter jusqu’à l’étouffement. Les subalternes de K. sont amenés à s’immiscer dans son appartement, le lieu de travail aux centaines de bureaux jouxte le tribunal et l’exiguë salle de torture, le cagibi où officie le peintre attitré des juges offre l’accès au couloir de l’administration où attend la longue file des accusés. Sur ce, la caméra arpente cet espace, ce réseau, ces cellules, les balaie dans les trois dimensions — ne reculant pas devant le quasi-plan-séquence, n’hésitant pas à passer de la contre-plongée à la plongée pour faire ressentir l’écrasement de tous côtés que fait subir le décor à son protagoniste. La mise en scène achève de rendre vertigineuse ce hors-temps et cette collision des repères spatiaux, foisonnement de nature ambivalente : à la fois indices d’une dérive onirique et d’une oppression bien concrète quoique de source incertaine.
La culpabilité de l’innocent
Le Procès selon Welles : un exercice de style ? Qu’est-ce qui distinguerait ce film d’un acte de démiurge comme, par exemple, l’ultérieur Barton Fink (dont les auteurs ont certainement eu une pensée pour le roman et cette adaptation) où l’oppresseur se trouve être le metteur en scène ? Le simple fait que Welles, ici comme ailleurs, n’a jamais visé le génie technique qui était le sien, mais a toujours manifesté par celui-ci un point de vue sans complaisance sur l’être humain, sur son fond de turpitudes et son inclination à sa propre chute. Son Josef K. à lui, précisément, n’est pas tout à fait l’innocent qu’on pourrait supposer, la victime d’un système qui le piègerait en induisant sa culpabilité : il contribue d’une certaine manière à sa propre condamnation. Ce n’est pas un pur hasard si, entrant dans une pièce exiguë où les inspecteurs qui l’ont arrêté sont fouettés par un autre, il se retrouve dans le champ du ceinturon : Josef K. reste un rouage du système, jusque dans le mécanisme qui va le broyer. Dès la première scène où il subit un interrogatoire surréaliste au saut du lit, il montre une certaine duplicité, formulant des réponses à la fois soumises à ceux qui l’interrogent et cherchant péniblement un dédouanement, autrement dit jouant le jeu de ses oppresseurs en s’affichant coupable et à la disposition de la justice. Une fois inculpé, il ne cesse de se dresser contre l’absurdité de la machine judiciaire qui l’accable, mais ces sorties ont l’effet de mouvements de matamore, de charges de Don Quichotte contre des moulins à vent : la machine se moque de ses belles phrases inopérantes. Croyant assister à son procès, il en dénonce les fondements avant de réaliser qu’il s’agit d’un simulacre. Ayant pris un avocat, il se laisse séduire par une jeune femme au moment où on pourrait l’informer de ses moyens de défense. Plus tard, lorsqu’il voit l’avocat (campé par nul autre que Welles) réduire un autre client à un état de vile servitude, il ne peut qu’émettre une protestation éloquente mais impuissante avant de décider crânement qu’il se défendra seul.
Au début rouage obéissant et un peu lâche du système, Josef K. ne réagit à sa situation que par le déni, la protestation de sa vertu et de ses moyens d’action dans un monde qui n’en a cure. Son seul acte de révolte sans œillères — et néanmoins toujours dérisoire — est accompli au seuil de la mort, refusant de céder à la suggestion de ses bourreaux de se suicider, avant de rire au nez de l’explosif que ceux-ci lui ont lâchement jeté pour ne pas se salir les mains. Avec Le Procès, Welles ne se contente pas d’évoquer un système étatique déshumanisé, aveugle et agissant de loin : il pointe la lâcheté et l’impuissance des êtres humains qui, ne s’y opposant pas résolument, se condamnent à en payer le prix.