De l’effroi face à l’effondrement de la civilisation humaine, résumé à lui seul par le plan mythique de Charlton Heston hurlant au pied des vestiges de la statue de la Liberté, le reboot de la saga n’a pas gardé grand-chose. Il faut dire que l’idée a fait son chemin depuis 1968, date de sortie du premier épisode. L’éventualité que l’humanité en vienne à s’autodétruire s’est imposée, et le spectacle de la fin du monde nous revient régulièrement sous différentes formes. Pour cette nouvelle trilogie, le choix fut fait que l’apocalypse serait ainsi vécue au présent (et non pas découverte après coup), qu’elle serait modernisée, et surtout vécue du point de vue des singes. Mais la thématique s’est révélée moins évidente à traiter qu’il n’y paraissait, du fait de l’envie de toucher le public le plus large possible. Certains réalisateurs hollywoodiens, tel Roland Emmerich, ont certes maintes et maintes fois mis en scène des apocalypses « propres », accessibles à tous les publics, malgré l’extrême violence de ce qui se déroulait à l’écran. Mais que faire du pessimisme si propre à la saga de la Planète des singes ? Pour contourner la difficulté, Origines (2009) proposa une approche biographique de César, le premier de ces singes d’un genre nouveau qui en viendraient à remplacer les êtres humains. Puis l’Affrontement (2014) nous plongea au cœur de ce moment de flottement, durant lequel chaque camp hésitait à démarrer une guerre. Malgré leurs faiblesses respectives, ces deux épisodes parvenaient ainsi à tenir en équilibre entre la noirceur du propos et un art consommé du manichéisme, maintenant une dimension morale centrée sur l’exemplarité du chef. Au bout du compte, César, personnage sans grand relief car réduit au rôle d’irréprochable leader, se retrouvait catapulté dans le dernier plan de l’Affrontement en chef de guerre involontaire, face à la terrible riposte à venir des humains. Cette annonce appelait à la chute de l’innocence des singes, aspirés par les logiques de la guerre et les terribles nécessités liées à la survie. Mais cet impressionnant cliffhanger n’était que poudre aux yeux.
La chute
Le film commence comme une quête de vengeance. Sa famille froidement assassinée par un commando militaire, César part en quête des meurtriers, tandis que son peuple entame un exode vers une vie meilleure loin des violences des hommes. Cette première partie, démesurément et inutilement longue, s’avère être en fait un cul-de-sac, dont le seul but est de justifier une faute qu’aurait commis César : celle de vouloir se venger plutôt que de rester auprès des siens. Au bout du compte, notre héros se retrouve prisonnier avec son peuple d’un grand camp militaire tenu justement par le meurtrier de sa famille. Treillis, tatouages païens, crâne rasé, lunettes noires même en pleine nuit sous la pluie : on l’aura bien compris, le personnage interprété par un Woody Harrelson absent est aveuglé par la douleur et la haine. Et c’est à peu près tout. Devant une milice fascinée, il se répand en signes religieux usurpés et en harangues guerrières. Son but est simple et ne changera jamais : faire la guerre contre les hommes qui acceptent le déclin, et asservir les singes. Face à lui, César se transforme en martyr, acceptant de souffrir pour son peuple afin d’expier ses fautes et celles de ses congénères. Le film se fige ainsi, s’enfermant dans le camp militaire, déroulant les ficelles d’un interminable plan d’évasion. Pendant ce temps se succèdent torture au fouet, blessure au flanc, crucifixion, visions du diable, résurrection… César n’est plus un simple chef de groupe. Il est, au milieu de cette grand phase d’extinction massive, celui qui est choisi pour mener le nouveau peuple de Dieu vers la Terre Promise, épaulé par des événements qui viennent sanctionner ceux qui ont péché. Car les signes ne trompent pas : une mutation du virus commence purement et simplement à priver les humains de la parole (tandis qu’il l’accorde aux singes), et une avalanche vient même recouvrir un régiment d’hommes, sauvant la communauté simiesque par miracle, telle la Mer Rouge se refermant sur l’armée du pharaon lors de l’Exode hors d’Égypte. Rappelons que la fin du monde démarrait dans Origines par la tentative de trouver un remède à la maladie d’Alzheimer… Tout ceci ne serait donc qu’une punition divine, à propos d’une médecine contre nature ?
Dans le tout premier film de la saga originale, le héros s’écriait « we finally really did it !» à propos de la guerre nucléaire déclenchée par les hommes eux-mêmes, appelant donc une responsabilité humaine. Le XXème siècle était celui de l’apparition de guerres totales d’une ampleur inédite, et La Planète des singes constituait une variation intéressante sur cette peur de la disparition des humains par un affrontement qui ne pourrait s’arrêter avant que tout ne soit détruit. César y était bien vénéré comme un prophète par les singes, mais la vision de cette religion simiesque était distanciée. Le film décrivait le fait religieux sans adopter la religion des singes. L’apocalypse (et la révélation donc) de ce reboot est bien différente. Elle naît d’une sanction contre un acte de science visant à lutter contre une maladie incurable. Il y avait de quoi espérer que la cause virale du déclin de l’humanité ne soit qu’une concession scénaristique un peu facile pour faire démarrer l’intrigue plus rapidement dans le premier épisode (un peu comme la soudaine stérilité des femmes dans Les Fils de l’homme d’Alfonso Cuarón). Mais ce Suprématie revient dessus, et insiste lourdement, assumant ainsi le châtiment divin : ce virus n’est pas un hasard, il a un sens, un but. Cette nouvelle dimension, cette idée qu’un être supérieur est aux commandes change tout, et s’avère écrasante pour le film.
Le jugement dernier
En effet si la mécanique s’enraye, c’est qu’il manque un aspect essentiel de l’idée fondatrice de la Planète des singes, que les deux précédents films maîtrisaient encore, même si c’était de manière trop schématique : hommes et singes y sont les deux faces d’une même pièce. Chaque camp trouve l’autre bestial, chaque camp a peur de l’autre, et surtout, chaque camp est divisé entre pacifistes et bellicistes. Ceux qui veulent la guerre envisagent les relations entre les deux peuples de manière verticale (l’un doit dominer l’autre), tandis que les autres défendent une horizontalité, une égalité. Cette évolution du rapport entre les hommes et les singes s’incarnait astucieusement dans les batailles finales des films précédents. Les événements du Golden Gate d’Origines mettaient en image la rupture de la cohabitation dans un affrontement horizontal. À la fin de l’Affrontement, les humains bellicistes étaient écrasés par les ruines de leur propre immeuble au sommet duquel se tenait une « guerre civile » entre singes. Le rapport était devenu vertical entre les deux espèces. La fin ouverte de ce deuxième épisode aurait d’ailleurs très bien pu servir de conclusion, l’homme « pacifiste » se reculant dans l’obscurité tandis que César, a priori opposé à l’affrontement, se préparait à mener une guerre forcément tragique. Il s’agissait de la victoire des bellicistes, et donc de la défaite de tous. Il ne reste plus rien de cet enjeu dans Suprématie. L’attachement que l’on pouvait porter au César indigné du premier film s’est effacé face à ce qui est désormais l’exécutant légitime d’une prophétie qui le dépasse. Face à lui, les humains sont tous mauvais. D’un côté nous avons le grand méchant, que rien ne rattrape jamais, et de l’autre les militaires, ni attachants ni défendables, qui exécutent sans broncher les ordres de leur maître. Il y a bien Nova, la petite fille muette adoptée par les singes, mais dont on peine à comprendre sa place dans le film, à part pour insister sur cette idée que seule la pure innocence (muette de surcroît) peut survivre au sein du grand jugement à échelle planétaire. L’histoire est déjà écrite, tout est joué d’avance, et chacun doit seulement se livrer avec confiance à la sentence… ou la subir dans la douleur. Les deux camps sont opposés en tout désormais : l’un doit perdre et l’autre gagner. L’idée que des camps inter-espèces se regroupent autour d’idéaux et d’intérêts communs est bel et bien finie. Les singes sont les gentils, et les humains les méchants. C’est le temps des certitudes.
On en vient à amèrement regretter Koba, seul personnage vraiment intéressant de la trilogie, condamné à devenir une bête incarnation du diable que César aperçoit désormais en vision quand il est sur la croix. Hésitant entre son désir de vengeance et l’idéologie pacifiste du chef, il était le point d’équilibre qui permettait au drame d’avoir lieu. Cet être généré par ordinateur était profondément incarné dans sa colère. Sa danse mortuaire face à des soldats ne soupçonnant pas son intelligence lui donnait une chair, une existence physique fascinante, du même acabit que César hurlant son « No !» fondateur dans le premier épisode. Les images de synthèse prenaient vie. Ici ne reste que la souffrance et la mort, la morale de Dieu et ses exécutants ici-bas, simples pantins laissés aux mains de scénaristes obsédés par un désir de jugement. Ce triste spectacle, en plus de se détourner de tout ce qui fait l’intérêt de la saga, contient quelque chose de franchement malsain.