« Non !» C’est sur ce cri rageur, appel à l’insurrection et au soulèvement, que César, héros de La Planète des singes : les Origines, emmenait une bande de primates surdoués à la conquête de leur liberté. Surtout, ce « non » sidérant était la prise de parole d’un animal face à un humain, l’appropriation de son langage et la consécration d’une mutation. Le succès du premier film de cette franchise tenait ainsi à deux choses : toute d’abord à la mise en scène extrêmement exaltante de l’inconnu Rupert Wyatt, entre fulgurances plastiques et organisation millimétrée de l’espace (notamment dans le zoo-prison au centre du récit), mais aussi à un fantastique programme d’hybridation des corps des acteurs par le recours à la motion capture. La motion capture est une technique hélas encore aujourd’hui mésestimée, en cela qu’elle est perçue comme une dématérialisation du corps humain, qui s’efface pour ne laisser qu’une enveloppe numérique à l’écran. Erreur. Au contraire, elle constitue peut-être aujourd’hui le meilleur moyen pour donner à l’homme sa pleine mesure dans le champ du blockbuster numérique, en instillant de l’imprévu dans les mouvements corporels et en conférant une âme aux chimères qui s’agitent sous nos yeux. Surtout, dans le cas de la franchise La Planète des singes, la motion capture renverse le rapport au corps : il n’est pas tant question « d’animaliser » le jeu d’un acteur, Andy Serkis (l’acteur phare de la motion capture – Gollum, le Haddock de Tintin, King Kong, c’est lui), en lui prêtant la peau d’un chimpanzé, mais bien de façonner le corps d’un mutant, dont la part humaine se révèle, petit à petit, jusqu’à cohabiter avec sa nature simiesque.
L’Affrontement, où Matt Reeves (Cloverfield) succède à Wyatt à la réalisation, reprend le cours des événements dix ans plus tard. L’humanité a été décimée par la « grippe simiesque » (ce même virus qui décuple les capacités cognitives des singes), tandis que César et sa communauté se sont installés au cœur de la forêt en marge de San Francisco. Seulement voilà, des survivants débarquent, et avec eux une série de péripéties et d’enjeux. Cette rencontre avec les humains trace, comme pour le premier long-métrage, deux voies, deux pistes vers lesquelles le film peut s’engouffrer : d’une part le vampirisme (une espèce s’affaiblit, l’autre s’affirme), qui ouvre à un sous-texte révolutionnaire (qu’est-ce qu’une révolution, si ce n’est le passage d’une classe, ou en l’occurrence d’une espèce dominante à une autre ?) ; de l’autre, donner à voir la ménagerie mutante d’un point de vue humain, pour exacerber son étrangeté.
Morne Aube
Le film joue tout d’abord sur une forme d’équilibre entre ces deux voies – au cours d’une première partie plastiquement très inspirée –, avant de définitivement opter pour la seconde et abandonner l’horizon révolutionnaire. C’est là que le bât blesse : la confrontation face aux humains pousse César à interroger ses idéaux, ajuster son positionnement moral, apprendre à assouplir ses principes. En somme, la mutation est ici cérébrale, et les enjeux ne sont plus du tout vecteurs d’une effervescence visuelle, mais bien au service de la psychologie, qui prend le pas sur le reste. Dès lors César, pierre angulaire de la franchise, n’est plus à l’inverse du premier volet une figure prompte à générer de formidables scènes d’action : le personnage pondère, réfléchit, et se retrouve même paralysé pendant toute une partie du film. Cette apathie est aussi celle de son positionnement, docile, voire soumis aux humains, et il faut se frotter les yeux pour croire le spectacle d’un film qui dilapide la férocité insurrectionnelle de son aîné dans des séquences ancrées dans une imaginaire colonial. Les humains, dont le camp de base s’appelle d’ailleurs « la colonie », pénètrent ainsi les terres sombres et sauvages de ces barbares pour mieux leur apprendre à lire, leur donner des médicaments – mais aussi les pervertir, alcool et armes à feux obligent. Dans cette Amérique post-apocalyptique, le scénario rejoue en réalité le mythe de la Frontière et de la civilisation naissante face aux Indiens pour mieux le renverser, sans toutefois prendre le parti de la communauté primitive, en jouant la carte de la métaphore écologiste : la nature est souillée par la présence de l’homme.
Admettons, reste que le parti pris est on ne peut plus décevant au regard de ce qu’offre le dispositif plastique de la franchise, et on ne peut guère ignorer que L’Affrontement opère un choix qui le prive du plus gros de son potentiel. Il y a pourtant un rebelle, un vrai, un mutant beau et conquérant dans ce film : Koba, ex-cobaye défiguré par des expérimentations de laboratoire, et bras droit de César. C’est lui qui offre à ce deuxième volet les plus belles de ses séquences, comme cette charge au fusil sur la colonie humaine, où le primate, dressé sur son cheval, tourbillonne à travers les flammes avec une rage inextinguible. Plus encore, c’est une scène, la meilleure, qui remet l’enjeu de la mutation au cœur de l’action : face à des humains le tenant en joue, le super-singe joue à l’animal idiot, qui claque ses mains et gesticule telle une bête de foire, pour mieux duper les survivants hilares de sa petite performance. La naissance d’une intelligence, et d’une conscience de ce que peut faire un corps, appartiennent à ce personnage trahi par le film, lui qui devient soudainement le Judas du récit, puis un tyran démoniaque consumé par le goût du pouvoir. Ce revirement, abrupte, ne tient pas debout narrativement, mais il est nécessaire au programme du scénario : César (dépositaire des enjeux psychologiques) doit être opposé à son double maléfique, fougueux et sauvage (mais surtout corps véritablement hybride, et source de l’action), pour que son cheminement vers l’humanité s’accomplisse pleinement. La Planète des singes : L’Affrontement aurait pu être un bon film, encore eût-il fallu choisir le bon héros.