Poursuivant le travail initié par le diptyque des Profils paysans, Depardon pose son œil attentif sur les regards et les gestes de quelques représentants d’une activité agricole en perte de vitesse, à la lisière du visible et du compréhensible pour le tout-venant citadin. Des éleveurs de moyenne montagne se succèdent devant la caméra pour dialoguer et exposer, de façon biaisée et pudique, leurs aspirations mais aussi leurs craintes face à un avenir qui se dessine à la truelle immobilière, maisons de vacances et complexes touristiques prenant l’ascendant sur les fermes traditionnelles. Le film ouvre une fenêtre singulière sur ce monde autarcique et est traversé par la résolution sincère de ne pas outrepasser la ligne de démarcation fluctuante entre dignité et voyeurisme. À trop vouloir accéder à cette ambition, La Vie moderne s’englue parfois dans une mise en scène omnipotente : trop agencés, les personnages n’existent pas, ils sont comme emprisonnés par le cadre rétrécissant de l’objectif. D’où une impression de stérilisation des personnages qui tranche avec la grande liberté, franche et digne, qui parcourt le film dans son ensemble.
Au commencement, il y a le plan-séquence. Et celui d’ouverture de La Vie moderne vaut programme, toute la démarche de Depardon pour ce film y est inscrite, chicanes comprises. En caméra subjective, le cadre avance sur une route onduleuse de campagne et effectue détour sur détour par rapport à une illusoire ligne droite trop évidente. Sillonnante et serpentante, la caméra avance lentement vers sa destination, une ferme isolée au milieu des Cévennes. Tout sauf anecdotique, cette embarcation flottante révèle le nomadisme d’un cinéaste-photographe avide de comprendre la sédentarité de quelques paysans amarrés à leur ferme depuis la naissance. Contredisant cette élégante ironie, le film ne bougera que peu, en fait de ferme en ferme, et seules les secousses du voyage initial – de la ville à la montagne – feront tressaillir le cadre. Comme à son habitude, Depardon filme de longs plans-séquences, laissant la bobine tourner pour permettre aux individus et à l’action de se déployer, en limitant les contraintes techniques au maximum. Mais c’est au niveau des lacets de la route que la métaphore opère, les atermoiements et les bifurcations sont permis : la parole captée est celle de la vie, hésitante et truffée de contradictions.
L’équipe de tournage est réduite à son plus simple encombrement : un cadreur, Depardon lui-même, et Claudine Nougaret au son direct. Cette concentration drastique des moyens permet l’immersion au sein du milieu observé, la confiance autorisant l’accès à l’intimité, dans le sillage de la démarche tutélaire d’un Jean Rouch ou d’un Michel Brault. Filmés et filmeurs se connaissent et s’apprécient depuis plusieurs années, Depardon ayant construit un climat de confiance et de réciproque considération. C’est par cette amitié loin d’être factice ou de circonstance que s’instaure une communication égalitaire entre paysans et cinéastes. Depardon intervient directement dans le film, il questionne, relance la discussion, réagit aux gestes ou aux ébauches de paroles. On ne voit pas Depardon − on est loin de l’égotisme de Michael Moore − mais on l’entend de sa voix presque fluette et toujours enjouée, prête à insuffler confiance et courage à son interlocuteur.
À mille lieux du documentaire tranchant ou coup de poing très à la mode en ces temps de dénonciation tout terrain, le film de Depardon ne tient pas à asséner ou à intimer lapidairement quelque sentence. Le but n’est pas d’ingurgiter mais d’appréhender et comprendre le sujet décrypté, à l’exact inverse des assertions rigides et autoritaires de Jonathan Nossiter (Mondovino) ou Morgan Spurlock (Super Size Me), étalons d’un nouveau style documentaire boursouflé et vulgaire. La Vie moderne est en ce sens l’occasion de goûter à nouveau à la dignité et à la sobriété d’un dispositif ne mesurant pas son efficacité à l’aune du pur quantitatif. Là où ses congénères modernistes se vautrent dans la recherche désespérée et désespérante d’un « toujours plus » aux relents publicitaires, Depardon se contente du calme, des silences ou des non-dits. De cette sobriété et de cette pondération jaillissent le plus fortement les émotions et les ressentiments qui agitent l’âme de ces paysans. C’est à force de forage et de labourage des consciences que la parole naît dans sa plus simple vérité. Cette recherche demande du travail, de la motivation et de l’engagement. Depardon, à 66 ans, n’en manque pas et continue de parcourir son chemin, digne et loyal.
Si la démarche éthique est en elle-même absolument incontestable, la mise en scène recèle par contre quelques embarras plutôt gênants. Quelques séquences peuvent provoquer un sentiment de gêne, voire d’oppression, et ponctuent le film d’invraisemblables incohérences morales. D’une droite élégance la plupart du temps, La Vie moderne sombre parfois dans ce que Depardon exècre au plus haut point, la condescendance humiliante. Pensons notamment à la séquence présentant le fils d’un fermier sur son tracteur au milieu des champs. Celui-ci éprouve de grandes difficultés pour s’exprimer et se faire comprendre. Assis sur sa machine, il ne désire qu’une chose : s’en aller au plus vite et au plus loin pour continuer son travail et échapper à ce qui s’apparente comme une torture psychique. Depardon insiste et lui pose des questions qui ne reçoivent que comme réponses des lapidaires « oui » ou « non », vides de sens. Cette séquence s’étire, n’en finit pas, elle est tout simplement désagréable et regrettable. On ne peut s’empêcher de penser au martyre de l’ancien coiffeur de Shoah, que Claude Lanzmann assaille jusqu’à ce qu’il craque et s’enfuie. Ici, l’agriculteur ne s’échappe pas, il est coincé dans le cadre. Cette impression d’enfermement se fait ressentir plusieurs fois durant le film. Les personnages interrogés semblent parfois figés dans un marbre déterministe et inébranlable, à l’instar du générique final qui fait défiler les uns après les autres chaque protagoniste, immobile et contraint de mimer une position caractéristique de son statut ou de sa profession, un peu comme dans un musée de cire. Ces quelques fautes de goût laissent un goût très amer et sont suffisantes pour remettre en cause tout un pan de la démarche éthique de Depardon, pourtant irréprochable jusque-là. Elles viennent ternir un tableau sur le point de toucher, avec sensibilité et honnêteté, la perfection documentaire : c’est non seulement dommage mais aussi et surtout dommageable.