L’excellent comédien Jeff Bridges courrait-il après l’oscar qui lui a jusqu’ici toujours échappé (à moins que ce ne soit lui qui y ait échappé…) ? Le voici qui coproduit — avec une autre valeur sûre, Robert Duvall — et prend la tête de l’affiche d’un film à l’histoire des plus édifiantes, faite de chute, de rédemption et de musique de l’Amérique profonde. On sent déjà poindre les lieux communs chers au conte hollywoodien au moralisme facile, et pourtant…
Son nom est Blake, « Bad » Blake — le surnom faisant autant office de nom de scène porteur de légende noire que de jugement moral auto-infligé. Songwriter et interprète de country autrefois au sommet, il n’est plus bon qu’à faire la tournée des salles de concert les plus minables pour y resservir ses anciens succès, du moins quand son alcoolisme ne perturbe pas ses prestations. À ce routard de la déchéance, il faudra la rencontre avec Jean (Maggie Gyllenhaal), jeune femme décidée qui éveille en lui un sentiment depuis longtemps enfoui mais ne lui fera aucun cadeau, pour secouer sa résignation et tenter de sortir de ses ornières boueuses en s’accrochant à son art. L’histoire est classique, d’un classicisme dont la signifiance peut faire peur, dans la petite morale évidente (le surnom, donc, porté au fond comme un stigmate) comme dans le ressassement de la vieille rengaine hollywoodienne sur la foi en la « seconde chance ». Le fait que le film et sa bande originale évidemment abondante servent, au passage, de prétexte sans surprise à plusieurs performances musicales certes remarquables (les acteurs jouant eux-mêmes quelques morceaux, composés pour l’occasion ou non), est à double tranchant, car il accentue l’aspect un peu démonstratif d’un film qui mettrait en avant, sur les bases les plus limpides possibles, les talents des interprètes à l’attention d’un jury comme celui qui décerne les oscars… Crazy Heart n’est certes ni Ray ni Walk the Line, il se rapproche plus de l’argument d’un The Wrestler sans stéroïdes : pas d’ « histoire vraie » à faire valoir pour vendre une formule standardisée, mais ses arguments scénaristiques et son petit côté « performance » n’échappent pas tout à fait à de telles comparaisons. Et on sent bien qu’avec des interprètes à peine moins doués que ceux-là (Bridges, Gyllenhaal, Duvall et même un inattendu Colin Farrell dans le rôle de la relève de la country d’antan), capables d’insuffler leurs propres nuances dans des personnages par ailleurs assez lisibles, ces derniers menaceraient de ne paraître que des archétypes animés plus finement qu’ailleurs, mais à l’intérêt limité.
« La tombe qu’il se creuse lui-même »
Mais le film n’est, heureusement, pas porté que par la perspective de montrer Bridges jouant de la guitare. Le regard à la fois lucide et respectueux qu’il porte sur son personnage de loser et sur sa musique n’est pas pour rien dans l’intérêt que suscite la ballade de Bad Blake — et sa petite différence avec une énième photocopie de destin tourmenté d’artiste. S’agissant de la country — genre musical que la représentation hollywoodienne tend à réduire à un divertissement de « bouseux » digne de guère plus que la condescendance, quand elle n’en sert pas pour illustrer une vision de la même eau de l’Amérique profonde — il n’est pas anodin de voir cette musique montrée comme une véritable industrie, avec ses contrats, ses tournées, son public, ses artistes qu’on fait et qu’on défait, même ses mutations. Quant à Bad Blake lui-même, le film n’élude jamais que ce représentant de la vieille garde un peu dépassée pourrait tout à fait continuer à faire exister sa voie musicale sans les problèmes qui l’enterrent doucement et qui lui sont tout personnels. Le cinéma américain, ces temps derniers, aura rarement représenté un de ces perdants marginaux de la course contre le temps — ceux qu’on étiquette « ringards » — avec une telle combinaison de respect, d’absence de condescendance et de refus de la tentation d’en faire le prétexte à une démonstration de cinéma (c’était le problème du dispositif formel de The Wrestler, où le premier de la classe Aronofsky tâchait de « faire indé »). Le « ringard » de Crazy Heart n’est jamais enchaîné à une telle étiquette, habité d’une personnalité qui le laisse toujours libre de s’élever par ses propres efforts — et en ne refusant pas les quelques mains tendues — ou de s’enfoncer dans la tombe qu’il se creuse lui-même.
La mise en scène des concerts a d’ailleurs une assez belle façon de s’imprégner de ce barrage opposé par l’individu « Bad » et ses démons à l’expression de son propre art. Lors des premiers morceaux joués, c’est l’interprète titubant et presque somnambule qui attire et occupe tout le cadre, lui offrant le spectacle de son maintien en vie, ne quittant l’image que lorsque des musiciens accompagnateurs l’usurpent un moment pendant une absence inopinée (d’où alors d’immanquables scènes de frustration finale). À son dernier concert du film, cependant, alors que sa bête intérieure semble s’être durablement calmée, la caméra va enfin s’attarder, plan par plan, sur chacun des musiciens du groupe à l’œuvre, tel le lancement d’un film de concert : l’individu exhibitionniste de sa déchéance a cessé de faire obstacle à l’expression musicale, il se disperse même dans la musique, rasséréné, prêt pour une vie où son « crazy heart » ne sera plus un poids.