Le personnage de Joaquin Phoenix clame dans Walk the Line qu’il aimerait s’attribuer quelque chose… Et nous aussi, on aimerait bien attribuer davantage au film que la performance du duo d’acteurs qui interprètent eux-mêmes, sur scène, les chansons de leurs modèles historiques (que l’on entend aussi off dans le film). Si l’interprétation et la performance sur scène font bien les artistes, la belle histoire d’amour du scénario ne suffit pas à mettre en scène un biopic de chanteur et musicien célèbre !
Sourd et aveugle aux chefs-d’œuvre des biopics américains, Walk the Line rencontre deux des paramètres scénaristiques les plus inévitables du genre : la chronologie et le topos psychologique. Le plus souvent, ce dernier narre le devenir d’un homme renommé en partant de l’idée que notre héros, pas encore célèbre, est pourtant doté d’un talent certain qui lui est dénié avant qu’il n’atteigne la gloire. Exit les leçons d’Amadeus de Milos Forman, qui transforme l’élément romanesque de la relation avec le père, tiré d’une pièce de théâtre, en génial argument cinématographique et narratif pour une musique qui ne s’épuisera jamais ni dans le génie individuel ni dans son aura sur le cinéma ! Exit aussi Bird de Clint Eastwood qui préfère le choix de la musique à l’exemplarité trompeuse d’une biographie !
Quitte à réduire le talent individuel à un don divin et/ou à une infime différence, fidèle au besoin inépuisable de la fiction dans un pays assoiffé de réussite individuelle « intégrée », le cinéaste reprend quasi-chronologiquement les étapes les plus romanesques possibles de la vie de Johnny Cash : la pauvreté des familles de métayers du Sud pendant la Grande Dépression, le traumatisme dans l’enfance, la douceur de la mère dans la vocation artistique, le travail d’émancipation de la loi du père, l’amour impossible, la tentation autodestructrice du Rock, la rédemption, le (second) mariage sur scène… qui inaugure trente-cinq années anti-cinématographiques de stabilité conjugale et de carrière country établie.
Le premier temps du film est clairement le temps de l’homme, celui qui guide les biographies cinématographiques exemplaires par leur rédemption. Le temps de l’homme se dissocie en deux périodes : le retour de l’artiste anticipe la période de son enfance qui détient la clef de sa genèse. Toujours en deux temps, le reste du film se concentre sur l’amoureux, à défaut de l’artiste : celui du rocker fou, amant impossible, et celui des révélations de la scène. Les deux premières séquences d’introduction du film sont les plus réussies. On passe du pénitencier (filmé en panoramiques successifs depuis ses cours et ses murs vidés d’hommes jusqu’aux prisonniers réunis et secoués d’une clameur unanime qui fait trembler les lieux) au flash-back familial (la scie circulaire de l’atelier carcéral faisant le lien comme instrument du drame de l’enfance). Ce sont de véritables moments d’inspiration romantique focalisés sur le mystérieux « Moi » de Johnny Cash. L’amoureux, accessoirement artiste, rejoint enfin l’homme dans la dernière scène qui n’est autre que la première scène du film. Est alors évoqué ce qui nous avait été dissimulé hors champ : la présence de la muse, June, à ses côtés, dans les coulisses du concert de 1968 du pénitencier de Folsom. Cette dernière séquence est rendue possible (dans le montage) par celle qui la précède où l’artiste/fils/père passe au-delà des humiliations rudes pour saluer la filiation de son père.
À l’écran, Joaquin Phoenix est tenté d’en faire un peu trop pour mimer au plus juste le physique raide et très nerveux de Johnny Cash. Il est beaucoup plus convaincant dans les séquences spectaculaires de chansons « live » qui transcendent à la fois son jeu et son personnage. Mais nul doute que c’est surtout la performance de Reese Witherspoon qui restera en mémoire. Sa silhouette fluette contraste à merveille avec l’attitude énergique, la voix rauque et l’humour salvateur du personnage de June Carter qui prend d’autant plus de poids que la narration se concentre sur leur histoire d’amour peu commune. Les yeux ronds et vifs de l’actrice captent davantage notre regard lorsqu’ils poussent la chansonnette en duo.
La demande en mariage sur scène de Johnny Cash interrompt le flot enthousiasmant des performances d’acteurs sur la scène. Elle renvoie au défaut majeur du film qui se concentre sur l’histoire d’amour des deux artistes sans vraiment marquer ni filmer l’inspiration et la noirceur de la musique de Johnny Cash comme une urgence individuelle. En témoignent les répétitions et les doutes artistiques tout simplement absents du scénario du film. Walk the Line préfère dépeindre la vie de l’artiste comme le simple prolongement du tableau canonique du chanteur de Rock avant l’arrivée de la musique électrique et de sa fée héroïne… Dans les années 50/60, les pionniers du rock (Elvis Presley en tête, ici roi des débauchés, ou Jerry Lee Lewis, incontrôlable, qui font passer notre héros pour un enfant de chœur !) préfèrent les bouteilles de bière et les amphétamines qui permettent autant de tenir sur scène que dans les bras d’une « fan » sexy, croisée au hasard des salles de concert. Dès lors, pas de risque de s’enflammer pour cette biographie largement convenue qui, à défaut de saluer l’artiste, a tenté d’en faire une figure morale !