Face Off
Avec le rôle de James Whitey Bulger, célèbre parrain de la pègre de Boston dans les années 80 qui doit son ascension à sa collaboration avec le FBI, Johnny Depp trouve une fois de plus l’occasion de se grimer de la tête aux pieds, paré pour un énième numéro d’acteur-transformiste dans la lignée de ceux qui ont guidé ses choix de carrière et nourri son besoin de « fuir » sa propre image. Besoin trop évident pour être honnête d’ailleurs. S’il ne fait aucun doute qu’il n’a jamais été à l’aise avec sa belle gueule, que sa stature de beau gosse hollywoodien l’a toujours dégoûté, il est moins sûr en revanche que tout cela tienne d’un véritable dégoût de soi. On sait que les plus grands acteurs narcissiques sont des hommes qui ne s’aiment pas, et qui ont fait de leur beauté et de la fascination qu’elle exerce l’arme de leur masochisme. Il y a eu Alain Delon, qui s’est recroquevillé dans la phobie de l’autre et l’aigreur du surmoi, ou Marlon Brando, l’idole de Depp, pour qui la haine de soi est passée par une haine du système hollywoodien, c’est-à-dire le système qui l’a fait. Brando a assumé cette haine jusqu’au bout, escamotant les films dans lesquels il a fini par cachetonner tout en se défigurant lui-même, devenant difforme sans l’aide de déguisement. Depp, lui, n’a pas été jusqu’au bout de son auto-rejet ; son anticonformisme rebelle, tout comme celui de son compère Tim Burton, n’a jamais dépassé le stade de la puberté et s’est encroûté dans les motifs décoratifs. La posture de celui qui tente d’échapper à lui-même en faisant peau neuve à chaque film est devenu un gimmick confortable. S’enlaidir ou faire le pitre ne met plus à mal un statut dont on voudrait se défaire, mais conforte la vedette de cinéma dans la routine de son cabotinage. Si bien qu’à force de se réfugier derrière des maquillages et des oripeaux, de composer sur eux plutôt qu’avec eux, le jeu de Depp est devenu complètement schématique. Plus grand-chose ne transparaît de lui, là où Tom Cruise – acteur infiniment plus limité – a fini par totalement se livrer au public en abandonnant l’idée même de jouer pour devenir un cascadeur acharné qui mise sa peau, plutôt que la changer, ce qui est bien plus passionnant à observer. Si Depp pouvait encore un peu surprendre en Tonto dans The Lone Ranger, il ne ressort plus rien de sa prestation dans Strictly Criminal, totalement figée par sa prothèse faciale et sa méthodologie d’acting.
Mauvais genres
Tout le film est d’ailleurs à l’image de ce maquillage froid et mono-expressif, rien ne viendra en briser la monotonie, rien ne le déridera. Strictly Criminal – Black Mass en VO – agit comme une masse noire qui absorbe toute lumière, toute matière, tout bloc d’image-temps-mouvement, ne laissant aucune chance à ce qui s’en approche. Deux raisons à cela. Premièrement, parce que le genre biopic est, par essence, limité. Il ne fonctionne que sur un seul principe, le contraste entre la destinée incroyable d’un individu et la trivialité de sa situation, c’est-à-dire ce qui rend son existence pitchable : « un cryptologue surdoué doit cacher son homosexualité », « un funambule traverse le World Trade Center illégalement », « un caïd de la pègre de Boston devient le principal indic du FBI ». C’est pour ça qu’il aboutit rarement sur autre chose que des téléfilms académiques juste bons à ramasser des Oscars. Tout ce qui tient du désir, de l’affect, de l’incertain et de l’aléatoire y est constamment évacué pour mieux s’adapter au registre du cinéma auto-piloté américain. Si bien que chacune des scènes de ces films ne sont que les copies de scènes déjà faites ailleurs. Non pas comme un répertoire qui se redéploierait à l’infini pour jouer de ses variations, mais comme une sélection random de séquences standardisées qui viendraient s’encastrer dans le film pour réhabiliter scénaristiquement la vie du sujet choisi : la scène de ménage, le repas de famille, l’attente à l’hôpital, l’assassinat d’un collaborateur gênant etc… Dans Black Mass, tout a été tellement vu et revu que le film, effroyablement non-surprenant, finit par ressembler à une compilation de passages obligés, perdu dans les automatismes d’une écriture condamnée à rejouer éternellement les mêmes gammes avec de moins en moins de conviction.
Deuxièmement, parce que le genre film de gangster est définitivement moribond. Black Mass a l’ambition non dissimulée de s’inscrire dans la continuité des grandes sagas mafieuses telles que Le Parrain et Les Affranchis dont il s’inspire largement. Ces films avaient au moins le mérite d’avoir inventé formellement une nouvelle façon de mettre en valeur de récits classiques de rise and fall. Mais leur culte surfait et leur aura un peu trop lourde dans l’Histoire du cinéma ont paralysé le développement d’un genre qu’ils ont popularisé dans l’imaginaire cinéphile. Il a fallu attendre la télé du début des années 2000 pour porter un coup neuf (et fatal) dans la représentation de la pègre, avec Les Soprano qui en a repris les codes complètement à revers, remettant le gangster à sa place hawksienne de gros beauf brutal et le spectateur à sa place de complice qui a participé par complaisance malsaine à la fabrication d’un monstre (événement hallucinant qui a amorcé la chute de la fiction américaine). La fascination pour les mafiosi classieux et grand seigneurs, soudain, avait un arrière-goût amer. Scott Cooper poursuit l’héritage coppolo-scorseso-chasien sans la moindre distance sur le genre, se contentant d’en suivre et d’en reproduire tous les mécanismes comme on applique un mode d’emploi, mais avec une béatitude molle (voir les mornes passages de violence) qui provoque un effet de dissociation saisissant. Il ne s’agit plus de faire un film de gangsters mais un film qui singe les films de gangsters. Ce n’est pas une époque (les années 70 – 80) qui est filmée mais la reproduction de cette époque. Ce ne sont pas des personnages qui y sont mis en scène mais des comédiens costumés en postiches. La reconstitution historique, coulée dans le glacis de la nostalgie du cinéma par le découpage léché de Cooper, est plus que jamais tautologique.
Le Mal probablement
C’est d’ailleurs ce qui trahit Johnny Depp, pas du tout épaulé par ce film vitreux et lisse qui le laisse totalement livré à lui-même et à sa moumoute. Tout tic de jeu, toute intonation de la voix, toute intention dans sa « composition », faute de résonance, transparaît limpidement, dévoilant les astuces qui se cachent derrière ses tours de passe-passe d’acteur. En ratant toute ses tentatives d’incarnation (à force d’approche mimétique), le réalisateur place sa star sur une scène vide où rien ne lui renvoie la balle, les personnages secondaires étant tous réduits à l’état de fonction (quel gâchis d’employer Benedict Cumberbatch et Kevin Bacon pour ça). Ce déséquilibre est aussi causé par l’idée de Depp et Cooper qui consiste à faire de Whitey Bulger, ce gangster pervers et manipulateur, rien moins que l’incarnation du Mal absolu. Le maquillage inquiétant de Depp, avec son regard bleu impassible dont les iris ne grossissent jamais, va dans ce sens. Mais le Mal est une chose complexe à filmer, peu de gens y sont arrivés (comme Bresson ou Carpenter par exemple). Le mettre tout entier dans un personnage est une solution un peu facile. Difficile alors de ne pas succomber à l’idée de donner à ce dernier une apparence hors du commun, de le placer un cran au dessus du tout-venant. Le problème est que l’abstraction du concept se heurte systématiquement à la matérialité du masque qui le représente. On a du mal à croire à l’absolu de cette malveillance, la beauté du diable y est trop évidente, sa culpabilité trop radicale. Ce procédé impressionne plus qu’il ne convainc car c’est un recours paresseux. Ce n’est d’ailleurs qu’à la toute fin du film, durant l’épilogue, quand Bulger, vieux et fatigué, est arrêté par le FBI après des années de cavale, qu’on entraperçoit enfin quelque chose d’un peu intéressant chez lui. Cooper fait le choix de ne montrer brièvement que son regard abîmé et sa silhouette flétrie. Soudain, le caïd cruel devient vulnérable et fragile, quelque chose d’humain surgit en lui. Mais c’est précisément là que le film s’arrête, quand la réalité de l’homme vient troubler la fantasmagorie du monstre, et que le courage d’aborder son sujet (dans tous les sens du terme) fait défaut. Le mysticisme au cinéma tourne systématiquement court car il n’est qu’une fuite en avant : donner un visage au Mal est une façon comme une autre de le conjurer.